Rapport annuel de la présidence 1896-1897

Auguste BLONDEL, président
13 novembre 1897

 

Mesdames et Messieurs,

On a dit que les peuples heureux n’avaient pas d’histoire. Je ne sais si cet aphorisme est parfaitement exact, mais il me semble qu’en tous cas il ne saurait s’appliquer à une association telle que la nôtre. Il importe au contraire qu’elle se rappelle au public par son infatigable activité, par ses efforts sans cesse renouvelés ; et c’est l’histoire de cette activité que je voudrais retracer ici en quelques mots. Sans doute la tâche entreprise est bien vaste et nos ressources bien limitées, mais si nous n’avons point encore réalisé tous les progrès désirables, nous ne nous livrerons pas à de stériles regrets. Nous constaterons qu’avec de modestes revenus, nous avons pu rendre quelques services à la cause qui nous est chère. Les chaleureux remerciements des professeurs de notre Université et du Département de l’Instruction Publique nous sont un encouragement précieux à persévérer dans notre tâche : ils nous démontrent avec éloquence l’utilité, la nécessite même, de la Société Académique.

Dès sa première séance, notre Comité a reçu communication d’une lettre de M. le professeur Cailler, demandant un subside de 1000 francs, pour fonder dans la Faculté des sciences une bibliothèque de mathématiques. M. le professeur Adrien Naville sollicitait une somme de même importance, pour la Faculté des lettres. Il nous a semblé que nous devions nous adresser au Département de l’Instruction Publique, et l’informer que nous ferions volontiers une allocation à ces bibliothèques s’il voulait bien de son côté nous aider dans cette entreprise. Une réponse affirmative nous parvint sans retard, et nous avons accordé 500 francs à chacune des Facultés, l’Etat se déclarant prêt à verser une somme égale.

La Faculté de théologie a eu aussi recours à notre bonne volonté. Elle était désireuse d’acquérir un second exemplaire de la Bible de Reuss, si nécessaire aux travaux de MM. les étudiants. Puis une occasion se présentait d’acquérir à un prix modéré le bel ouvrage de Roller, sur Les Catacombes. Une allocation de Fr. 250 fut donc votée à l’unanimité.

M. le professeur Yung attira ensuite notre attention sur la nécessité d’acquérir un microscope de grand modèle. Notre laboratoire de zoologie ne possédant aucun instrument de ce genre, les étudiants ne pouvaient se livrer aux recherches si intéressantes sur les infiniment petits. Or c’était là une cause d’infériorité vis-à-vis d’autres universités suisses mieux outillées que nous sous ce rapport. Précisément, un des élèves de M. Yung, préparant une thèse sur ces sujets spéciaux, allait se trouver dans l’impossibilité de poursuivre ses études à Genève. Ici encore, grâce à l’aide du Département, nous avons pu répondre d’une manière favorable à la demande de M. Yung, et il a immédiatement fait l’acquisition d’un superbe microscope, qui porte insculptée sur son socle la mention :

Don de la Société Académique.

Enfin M. le professeur Guye, à qui nous avions alloué l’an dernier une somme de 5oo francs, pour une boîte de résistance, destinée au laboratoire de chimie théorique, nous a demandé de consacrer cette somme à l’acquisition d’un réfractomètre, qui lui semblait encore plus utile. Sa requête lui a été accordée.

Vous voyez, Mesdames et Messieurs, que notre rôle à l’Université n’a point été indifférent, et que, grâce à notre appui, les bibliothèques et les laboratoires des diverses Facultés se sont utilement enrichis.

Un des membres de notre Société nous a aussi écrit, pour nous demander si nous ne pourrions nous intéresser financièrement à l’achat de papyrus. M. le professeur Nicole, dont vous connaissez tous les remarquables travaux, venait précisément de partir pour l’Egypte. N’était-il pas opportun de le mettre à même d’acquérir quelque manuscrit, qui serait, en notre nom, déposé à la Bibliothèque publique ? Nous avons prévenu par dépêche M. Nicole, que nous tenions à sa disposition une somme de mille francs, qui pourrait même être augmentée de quelques souscriptions particulières. Malheureusement, notre espérance a été déçue, les fragments de quelque valeur atteignant des prix exorbitants et devenant la proie des savants allemands et anglais qui ont la bourse mieux garnie que nous. Nous espérons cependant que notre compatriote ne se découragera pas dans ses recherches, et que tôt ou tard il nous fera profiter de quelque occasion favorable.

La Salle Naville, dont on nous annonçait l’ouverture l’an dernier, est maintenant confortablement aménagée et rend les plus grands services, en particulier à MM. les Professeurs. On ne saurait imaginer un lieu de retraite plus avenant, et je dirai même plus coquet. Les tables de travail sont munies de tiroirs fermant à clef, et le titulaire de chaque pupitre peut y laisser en toute sécurité ses papiers et manuscrits. L’éclairage électrique nous donne pleine satisfaction, et les parois de la salle encore un peu vides ont été ornées d’un beau portrait photographique de M. Ernest Naville, qui nous a été gracieusement offert par Mme Naville-Todd. Nous avons aussi veillé à Ia formation d’une bibliothèque spéciale d’ouvrages consultatifs, tels que dictionnaires, encyclopédies, etc. Une liste de ces publications les plus indispensables nous a été remise par M. Théophile Dufour, et nous avons consacré à leur acquisition une somme d’environ mille francs. Nos successeurs verront s’il n’y a pas lieu, pour faciliter l’accès de la Salle aux étudiants, de chercher à augmenter le nombre des pupitres, et d’installer un monte-charge pour le transport des livres demandés à l’étage supérieur. Ils trouveront, en tous cas, le meilleur accueil auprès de M. le conseiller administratif Bourdillon dont nous ne saurions assez reconnaître Ia courtoisie et la bonne volonté.

Deux mots seulement sur notre situation financière, que notre trésorier vous exposera en détail tout à l’heure. Notre capital était l’an dernier de Fr. 49 388,20 ; il s’élève cette année à Fr. 52 088.20 en augmentation de 2700 francs. Le boni de l’exercice se chiffre par 1 5oo francs, mais nous constatons avec une certaine mélancolie que le montant des contributions a subi une légère diminution. En revanche, notre compte de de dons et legs s’est enrichi de 1 200 francs à savoir: 200 francs de l’hoirie du regrette professeur André Oltramare et 400 francs provenant des soirées offertes par les sociétés des Etudiants Français, de Zofingue et de Belles-Lettres. Nous sommes heureux de constater une fois de plus l’intérêt que nous portent MM. les Etudiants ; ils comprennent que tous nos efforts tendent à l’amélioration et à l’enrichissement de notre Université.

Nous avons reçu aussi avec joie et reconnaissance un nouveau don de 500 francs de nos fidèles amis Mme et M. Charles Hentsch.

Depuis cinq ans, ils nous ont versé Ia magnifique somme de 4000 francs. Puisse leur généreuse initiative trouver de nombreux imitateurs ! Un nouveau membre à vie nous a dote de 100 francs, mais nous avons eu à déplorer la mort de M. le Dr Paul Binet, enlevé à ses amis et à son pays à la fleur de l’âge et au milieu de la plus féconde activité.

Il nous reste à vous entretenir d’un sujet qui nous tient tout particulièrement à cœur. Il s’agit de notre « grand œuvre », de notre histoire de l’Université de Genève.

L’an dernier, le rapport de mon prédécesseur faisait entrevoir l’apparition de cet ouvrage pour l’année 1897. Cette espérance ne s’est point réalisée, notre imprimeur, M. Kundig, ayant été atteint d’une maladie grave qui l’a condamné à une inaction prolongée1. Mais à quelque chose malheur est bon.

Le délai forcé qui nous renvoie à 1898 pour la mise en librairie, a décidé M. Borgeaud à prendre un parti auquel le résultat de ses recherches le faisait incliner déjà : à savoir de consacrer au XVIIè et au XVIIIè siècles plus d’attention que n’en comportait le programme définitif. Celui-ci, en effet, ne prévoyait, pour cette époque, qu’un rapide coup d’œil d’ensemble.

Or, à mesure qu’il avançait dans son travail, notre historien restait saisi de l’abondance et de Ia richesse des matériaux non encore utilisés. Il se rendait compte que raconter l’histoire de l’Ecole genevoise fondée par la commune bourgeoise sous l’impulsion de Calvin, n’est pas seulement raconter l’histoire d’une institution savante, mais celle même de Genève intellectuelle. Comme on proposait jadis à Léonard Beaulacre de l’écrire, il répondit: « Un plan de cette nature demande que l’on prépare des matériaux pendant quinze ou vingt ans, et je suis octogénaire. » Et ceci se passait en 1750 environ.

Il est vrai que Beaulacre réunit des matériaux dont Sénebier a pu faire usage et dont il a tiré, après de longues études personnelles, son Histoire littéraire de Genève. « Malheureusement, remarque M. Borgeaud, ce dernier ouvrage, fruit de tant de recherches, précieux à tant d’égards, ne peut plus être cité de nos jours qu’avec mesure, et pour le siècle ou il a été composé. Depuis Beaulacre et Sénebier, non seulement la méthode historique est née, bouleversant l’œuvre des anciens auteurs, mais les archives d’Etat se sont ouvertes, offrant une base toute nouvelle de l’information. Autrefois l’on contait, aujourd’hui on restitue, on instruit pièces en mains. Ce qui était passe-temps littéraire est devenu travail scientifique, ou le document a pris la place de la tradition.

La déposition contemporaine Ia plus authentique est devenue indispensable pour permettre à l’historien d’avancer un fait, de formuler un jugement. Et quand on parcourt, la plume à la main, avec cette exigence, les récits de la plupart de nos devanciers, il ne reste à y prendre que des indications qui ne dispensent jamais de remonter aux sources. »

On comprend donc l’ampleur et les difficultés du travail entrepris par M. Borgeaud, lorsqu’il a abordé d’une manière

plus détaillée l’histoire de notre Université au XVllè siècle qu’il a appelé le Règne de la théologie, et au XVIIIè siècle qu’il a appelé le Siècle des philosophes. On comprend aussi l’importance d’un tel remaniement de notre plan primitif ; et nous ne nous plaindrons point d’attendre, puisque nous aurons plus et mieux.

L’Université de Genève et son histoire, au lieu de comporter un seul volume de 6 à 700 pages, en comportera deux.

Le tome I aura pour titre : L’Académie de Calvin jusqu’à la chute de l’Ancienne République de Genève (1559-1798). Un second volume qui paraîtra ultérieurement comprendra l’histoire de l’Académie sous l’Empire et après la restauration de l’indépendance jusqu’à nos jours. Il aura pour titre : L’Académie et I’Université au, XIXè siècle. Cette division en deux parties est nécessitée par les dimensions même de l’ouvrage dont chaque tome comptera de 4 à 500 pages in-4. « Les nombreuses illustrations dont ils seront ornés, nous écrit M. Borgeaud, contribueront, je l’espère, à en faire non seulement une production répondant au but qu’on s’est proposé en provoquant une publication qui doit être envoyée à des centaines d’universités, et d’après laquelle on nous jugera au loin ; mais encore un album national, bienvenu dans les familles genevoises, puisque à Genève plus que partout ailleurs, le glorieux passé des familles est lié à celui de la patrie. »

A ce propos, M. Borgeaud nous promet des planches d’un grand intérêt. Il songe, en particulier, à faire reproduire les blasons de quelques-uns des représentants des familles illustres, dont les membres étaient étudiants à notre Université. Nous citerons, en particulier, plusieurs armoiries des Hohenzollern.

Les délais apportés à l’exécution de son œuvre n’auront donc point été inutiles. Ils lui ont permis de nouvelles recherches dans les collections particulières et dans les archives de divers gouvernements, et ces recherches ont abouti à de véritables trouvailles, dont nous vous signalerons la plus importante. Il s’agit du texte même de Ia charte universitaire obtenue du pape Martin V par l’évêque de Genève, Jean de Rochetaillée, au commencement du XVè siècle. Ce document du plus haut intérêt a été découvert par notre savant ami dans les Archives d’Etat de Hanovre.

Il ne faudrait pas cependant, Mesdames et Messieurs, conclure de ce qui précède que l’impression de notre ouvrage a été entièrement arrêtée. J’ai eu le privilège de lire les 160 premières pages du tome I, comprenant l’introduction et les chapitres I et II traitant de l’œuvre de Calvin et de celle de Théodore de Bèze. On ne saurait assez admirer la clarté du style, la netteté des idées de notre historien.

La Revue internationale de I’Enseignement a publié dans ses colonnes le chapitre qui se rapporte particulièrement à Calvin, et je suis heureux de citer à ce propos le jugement d’un des critiques ecclésiastiques les plus autorisés de notre ville. « Le récit du jeune savant, dit-il, est précis, détaillé, bien documenté, objectif, circonspect, et cependant parsemé d’appréciations originales et de mots bien frappés. M. Borgeaud n’est évidemment pas un calviniste de la stricte observance, et cependant bien peu d’historiens, même genevois, ont si bien compris la grandeur du caractère et de l’œuvre de Calvin, et savent en parler avec une si respectueuse pénétration. »

Pour nous, deux faits nous ont semblé ressortir de cette lecture si attachante.

Le premier, c’est que, si Genève au XVIIè et au XVIIIè siècles a conservé son indépendance, et a vécu dans la paix au milieu des innombrables bouleversements de l’Europe, c’est à son Académie qu’elle le doit pour une large part. Elle ouvrait ses portes à des étudiants de tous les pays et de tous les rangs, des humbles, mais aussi des puissants, alliés parfois à des familles princières. De ces étudiants nourris dans son sein et du meilleur de sa sève, elle savait se faire, sinon des enfants, au moins des amis dévoués et reconnaissants dont aucun n’aurait toléré qu’on touchât à l’Alma mater.

Le second fait, que vous pourrez taxer de truisme, mais qui me fournira ma conclusion, – c’est que si Genève a occupé une si grande place dans le monde, c’est parce qu’elle a été un foyer intellectuel, une véritable pépinière d’âmes. – Notre ville a eu avant tout une mission éducatrice ; telle a été sa raison d’être, telle a été aussi sa gloire, et tel doit être son rôle dans l’avenir. A ce prix seulement, elle continuera à être, comme on l’a dit, d’une manière peut-être un peu hyperbolique, le grain de musc qui embaume l’Europe. Nous devons léguer à nos enfants le trésor de nos ancêtres, nous devons le défendre contre les attaques du scepticisme, du dilettantisme plus pernicieux encore ; nous devons l’accroître avec un soin jaloux.

Et ceci m’amène à ma conclusion. Nous sommes fiers de posséder notre Université et de lui vouer nos soins empressés. Comment pourrions-nous le faire mieux qu’en développant chaque jour davantage cette Société Académique, qui a précisément pour but d’augmenter ses ressources financières, et de lui fournir un précieux appui intellectuel et moral ?

Mesdames et Messieurs, convaincus de l’importance et de la grandeur de notre entreprise, attachez-vous à la faire connaître et apprécier amenez-nous des amis, des ouvriers pleins d’énergie et d’entrain ; dites-leur que notre œuvre est bonne, noble et patriotique. Puissent ses membres toujours plus nombreux, toujours plus actifs apporter, de nouveaux éléments de grandeur et de prospérité à l’édifice séculaire de cette Université qui a été  ne des gloires les plus pures de notre chère Genève !

 

1 ce propos, nous ne saurions assez nous louer du zèle et de la conscience de M. Kundig. Nous lui adressons ici tous nos sincères remerciements.