Rapport annuel de la présidence 1898-1899

Eugène CHOISY, président
12 novembre 1899

 

Mesdames et Messieurs,

En vous retrouvant dans cette salle pour la 12è Assemblée générale de la Societe Académique, vous vous êtes très certainement rappelé l’émotion qui s’est emparée de tous les amis de notre Université, au matin du jour de Noël de l’année dernière, Vous avez tous frémi à la pensée que ce désastre aurait peut-être changé en une catastrophe épouvantable et absolument irréparable. Si le feu avait consumé l’Université entière et avait attaqué la Bibliothèque et le Musée, c’eût été, pour la cause des études supérieures à Genève, une véritable faillite.

Ce malheur a eu cependant un avantage : il a révélé à nouveau, à beaucoup de nos concitoyens, combien grande et capitale est la place que l’Université occupe, à juste titre, dans nos préoccupations et dans Ia vie intellectuelle de notre cité. Le coup qui a frappé notre Haute Ecole a frappé la population de Genève tout entière.

Nous nous sommes demandés si, dans ces circonstances, la Société Académique n’avait pas une tâche patriotique à remplir. Créée pour servir d’intermédiaire naturel en re le public et les autorités universitaires, ne devait-elle pas ouvrir une souscription spéciale dont le produit aiderait ii réparer les funestes effets de l’incendie du 25 décembre ? Sans doute, l’Etat et la Ville devaient faire les sacrifices indispensables, mais chacun ne devait-il pas aussi aider, dans la mesure de ses forces, à compléter l’œuvre des pouvoirs publics ? – Il fallait que les laboratoires endommagés, en particulier ceux de physique, fussent réorganisés d’une manière digne de l’Université de Genève ; il fallait aussi que des collections précieuses d’histoire naturelle fussent logées ailleurs que dans un grenier.

Le Comite de la Société Académique a examiné sérieusement l’opportunité d’adresser un appel au public, mais toute réflexion faite, il a jugé bon d’y renoncer, estimant qu’il fallait attendre le rapport des experts et les décisions des Compagnies d’assurances, et laisser agir les pouvoirs publics.

Vous savez, Mesdames et Messieurs, comment à la suite de l’incendie, les autorités compétentes en sont venues à décréter l’addition d’un étage au bâtiment universitaire. Quant au transfert de la Bibliothèque publique, loin d’un voisinage périlleux, demandé avec instance par tous les amis de nos précieuses collections de livres et de souvenirs historiques et littéraires, il se ferra, nous n’en doutons pas, mais malheureusement aucune décision n’est encore survenue.

L’émotion produite par l’incendie de l’Université n’a peut-être pas été étrangère aux encouragements que notre Société a reçus de plusieurs côtés.

Les héritiers de Mme Charles Cellérier nous ont envoyé 100 Fr. et ceux de M. J. Mayor 250 Fr.

Nous avons eu la grande et heureuse surprise de recevoir des héritiers de Mme Ph. Plantamour, par l’entremise de M. Charles Rigaud, un magnifique don de 10 000 Fr, le plus considérable de ceux qui nous ont été faits depuis notre fondation. Notre fortune, encore beaucoup trop modeste, s’en est accrue d’une façon réjouissante.

Un autre don très important nous a été annoncé, qui figurera dans le compte rendu financier du prochain exercice. M. Michel Schwitzguebel nous a légué dans son testament une somme de 5 000 Fr., spécialement en faveur de la Faculté des Lettres, et cela en souvenir de M. Charles-Louis Longchamp, professeur à l’Académie de Genève.

Les fidèles amis de notre Société, M. et Mme Ch. Hentsch, nous ont envoyé comme les années précédentes une somme de 500 Fr., et la famille du regretté Dr Ernest Long nous a remis un don de 500 Fr.

Vous vous joindrez, Mesdames et Messieurs, à votre Comité pour exprimer aux généreux donateurs ou à leurs familles notre très vive et très sincère reconnaissance. Non seulement ils donnent à notre œuvre un précieux témoignage d’intérêt et de sympathie, mais ils nous fournissent les moyens de la poursuivre et de la développer, et de répondre aux besoins toujours grandissants de l’enseignement universitaire.

Un des derniers actes du précédent Comité avait été le vote d’un subside au Conseil universitaire des étudiants pour l’envoi d’un délégué au 1er Congrès international d’étudiants à Turin. M. Chapuisat a bien voulu représenter les étudiants de Genève à ce congrès, dont il a été nommé un des vice-présidents. Il nous a envoyé un rapport fort intéressant et encourageant. « Ce congrès, nous écrit-il, a été une bonne affirmation des vrais intérêts universitaires ; un grand nombre d’Universités de tous pays étaient représentées, et il m’a semblé que la nôtre avait bien fait de participer. Elle aussi à cette grande réunion. »

La Faculté de droit, désireuse de procéder à une réorganisation, fort nécessaire, de sa bibliothèque, nous a demandé notre appui. Il s’agissait pour elle d’élaborer un catalogue complet des volumes d’une collection assez riche, mais qui n’avait jamais été classée d’une manière suffisamment méthodique. Ce travail ne pouvait se faire sans des dépenses que la caisse de la Faculté ne pouvait supporter à elle seule. La Faculté de droit ne nous ayant rien demandé depuis assez longtemps. Nous avons été très heureux de saisir cette occasion de lui témoigner notre intérêt et de lui venir en aide. Conformément à son désir, nous lui avons alloué un subside de 500 Fr. Nous avons su depuis qu’elle avait fait confectionner un catalogue sur fiches qui rend des services appréciables.

La Faculté des lettres et des Sciences sociales nous a demandé de lui procurer un ouvrage qu’elle disait devoir lui être fort utile, à savoir le recueil des « Fac-similés de I’Ecole des Chartes. »

Cet ouvrage sert à l’enseignement de la paléographie, et M. le professeur Decrue le met entre les mains des étudiants pendant les leçons. La Faculté en possédait jusqu’ici deux exemplaires, mais les études historiques prenant un nouvel et réjouissant essor, le professeur ne savait plus comment faire pour que tous ses élèves en paleographie pussent suivre sur un texte. Nous avons accordé très volontiers une somme de 150 Fr. pour l’achat de ce précieux instrument de travail.

La même Faculté nous a obligeamment envoyé le nouveau catalogue imprimé de sa bibliothèque, comme témoignage de reconnaissance pour les dons que nous lui avons faits à plusieurs reprises. Elle se trouve actuellement propriétaire d’un nombre de volumes voisin de 5 000 et espère la prochaine augmentation de l’allocation annuelle de l’Etat extrêmement modeste jusqu’ici. A ce propos, nous aimons à croire que, d’une manière générale, les sommes que nous avons données aux bibliothèques des Facultés ont contribué à améliorer le classement des livres et à augmenter les services qu’elles rendent.

La Faculté de théologie, elle aussi, est venue frapper à notre porte dans la personne de son doyen. M. le professeur Montet. Elle nous demandait un don de livres pour une somme de 200 Fr. Le budget de la bibliothèque, très limité ne lui permettant pas de se procurer tous les livres qu’elle voudrait. Nous avons voté le subside demandé en le consacrant à l’acquisition d’une Encyclopédie biblique anglaise et des premiers volumes du Talmud de Babylone, en cours de publication.

Les sciences, vous le savez, Mesdames et Messieurs, ont un appétit singulièrement puissant, aussi ne nous ont-elles pas oubliés. M. le professeur Duparc nous avait adressé l’année dernière une demande instante en faveur de son laboratoire.

Nous avons pu lui voter un subside de 1 500 Fr. à servir en deux annuités. Sur les 1 000 Fr. que nous lui avons remis cette année, une somme de 500 Fr. a été offerte par de généreux donateurs. M. Duparc a pu renouveler le matériel de démonstration de son cours de cristallographie. Il estime que cela facilitera considérablement un enseignement qui est souvent un peu aride et presque toujours difficile.

M. le professeur Bernard Bouvier, administrateur du séminaire et cours de vacances de français moderne, a eu l’heureuse idée de provoquer la création d’un Comité pour le patronage des étudiants étrangers.

Depuis quelques années, en effet, le nombre des étudiants qui viennent passer un ou deux semestres à notre Université, pour y entendre des cours en Français et pour étudier notre langue, s’est beaucoup accru. Or le séjour à Genève ne peut être réellement profitable aux étudiants étrangers si certaines conditions, en dehors de l’enseignement proprement dit, ne sont pas heureusement remplies. Il est, par exemple, d’une importance capitale que ces jeunes gens prennent pension dans une famille où il y ait de la culture, un bon ton, un nombre restreint de pensionnaires, une sollicitude intelligente pour le bon emploi de leur temps dans leurs heures de loisir. Les étudiants arrivant du dehors, mal informés, ne peuvent faire eux-mêmes un choix judicieux parmi les nombreuses pensions de Genève. Ce choix il faut le faire pour eux, c’est un travail assez considérable et surtout délicat. On ne saurait vraiment le faire rentrer dans les attributions du Recteur, des Doyens ou du secrétaire de l’Université. Il faut le confier à un homme de bonne volonté et de tact qui s’occuperait ensuite de procurer des relations dans notre ville à ceux des étudiants qui désirent connaître notre vie sociale et politique et échapper au commerce de leurs compatriotes. Là aussi, la bonne volonté des professeurs, souvent sollicitée, ne saurait suffire.

Tels sont les objets d’activité qui se sont offerts dès l’abord au comité de patronage des étudiants étrangers, et à son dévoué délégué ou secrétaire général, M. Edouard Revaclier, qui s’acquitte de ses fonctions avec la plus entière compétence et le plus grand désintéressement. M. Bouvier nous demandait un subside annuel de 250 Fr. en faveur de ce comité, une somme égale devant être fournie soit par l’Université, soit par Ia Société des Intérêts de Genève. Nous ne pouvions qu’appuyer ce projet destiné à maintenir et à étendre les relations anciennes et précieuses de notre école supérieure avec les pays étrangers. Nous croyons en effet, que tout ce qui sera fait pour répondre aux vœux légitimes de tant de jeunes gens venus parfois de fort loin pour étudier chez nous, contribuera à maintenir une noble tradition et servira les vrais intérêts de notre Université. Celles des Universités françaises qui ont provoqué la formation de Comités analogues, y ont trouvé un secours très efficace. Nous ne doutons pas qu’il n’en soit de même chez nous et qu’un comité de patronage, indépendant de l’Université et du Département de l’Instruction publique, ne soit un organisme discret et utile. Nous avons accordé avec empressement une allocation de 250 Fr. pendant quatre ans.

En parlant, Mesdames et Messieurs, il y a quelques instants d’une noble tradition à maintenir, je faisais allusion au caractère international que notre Université a revêtu dès ses origines, au temps de Calvin et de Th. de Bèze, tant par la provenance de ses étudiants que pour la nationalité de ses professeurs.

Il vous tarde sans doute d’apprendre à mieux connaître ce passé mouvementé et glorieux et de posséder cette Histoire de l’Académie de Genève, dont on vous a plusieurs fois entretenus ici-même. Si quelqu’un d’entre vous pensait que la réalisation de nos promesses est encore lointaine et problématique, nous serions heureux de pouvoir le rassurer entièrement. L’apparition en librairie du livre de M. Borgeaud n’est plus une affaire de mois, c’est l’affaire de quelques semaines. Votre président a eu le privilège de parcourir les cinq cents pages déjà imprimées de l’histoire de l’Académie et il peut vous certifier que vous n’aurez rien perdu à attendre. Quand vous lirez cet ouvrage, vous serez sans doute frappés à nouveau du rôle extraordinaire que notre cité a joué – et qu’elle joue encore jusqu’à un certain point – dans le domaine des idées et de la civilisation, rôle absolument hors de toute proportion avec le chiffre de la population de notre ville et l’étendue de notre territoire.

On a remarqué que tous les mouvements de la pensée et de la civilisation ont eu leur contre-coup dans notre cité et s’y sont manifestes avec une intensité particulière, tellement que Genève est une sorte de baromètre indicateur de l’état des esprits en Europe. Rodolphe Rey a observé avec infiniment de vérité que Genève est le milieu ou les idées suisses ont acquis une valeur générale : la Réforme religieuse est devenue internationale quand elle s’est implantée à Genève au temps de Calvin, et la démocratie a eu dans la personne du Genevois Rousseau son prophète inspiré.

Si l’on réfléchit que Genève est encore aujourd’hui à plusieurs égards le centre intellectuel de langue française le plus important après Paris, et qu’un nombre étonnant de Genevois se sont illustrés dans le domaine des sciences et des lettres, on comprend quel intérêt puissant doit éveiller l’histoire de l’Ecole dont la vie a été intimement unie à celle de la cité. Il est impossible, en effet, de se représenter Genève sans son Ecole ; Genève sans l’Académie n’eût plus été Genève, foyer de lumière vers lequel se tournaient les amis de la vérité, ville située sur Ia montagne, dont le rayonnement s’étendait au loin.

Quand le dénuement de la République força le Conseil à suspendre les cours de l’Académie en 1586, ce fut un malheur lamentable. On ne saurait lire sans émotion les pages ou nous sont retracés les efforts désespérés que tenta Théodore de Bèze pour prévenir cette éternité. Mais il demandait l’impossible. La suspension de l’Académie ne put être évitée. Heureusement elle fut de courte durée. Ce qu’eussent été les conséquences d’une crise plus prolongée, on frémit rien que d’y penser.

Les sacrifices très réels que les pouvoirs publics ont faits de tout temps pour l’Académie ont largement porte leurs fruits. Grâce à l’Ecole, Genève a eu de nombreux et puissants amis au dehors, et à l’heure de la misère publique Ia plus noire et des menaces les plus redoutables d’un ennemi irréconciliable, leur amitié fidèle, leurs dons abondants et généreux et leur intervention efficace ont réussi ri sauver et l’Ecole et la cité elle-même.

Mesdames et Messieurs, le développement des hautes études à Genève est le fruit des efforts, des luttes, des sacrifices de nombreuses générations ; nous nous en souviendrons, nous témoignerons notre reconnaissance envers ces grands universitaires que furent Calvin, Bèze, Jean-Robert Chouet et d’autres encore, en honorant leur mémoire, en apprenant a connaître tout ce que nous leur devons et en estimant leur œuvre à sa juste valeur.

Nos titres de noblesse intellectuelle sont glorieux. Nous nous rappellerons que noblesse oblige et que notre passé nous impose des devoirs et des obligations auxquels nous ne saurions nous soustraire sans faillir à l’honneur.