Rapport annuel de la présidence 1900-1901

Barthélémy BOUVIER, président
15 novembre 1901

 

 Mesdames et Messieurs,

Lorsqu’il y a treize ans, la Société Académique fut fondée, les quelques étudiants d’alors qui en avaient eu la première idée et les amis qu’ils avaient groupés autour d’eux, entretenaient les plus brillantes espérances.

Aucun des {fondateurs ne doutait que la nouvelle institution ne grandît rapidement et plusieurs voyaient dans un prochain avenir l’Université de Genève dotée d’une de ces fortunes qui font la gloire et la puissance des universités allemandes et anglo-saxones. Notre excuse est que nous avions tous 13 ans de moins qu’aujourd’hui ; les choses ne marchent pas si vite en aucun domaine, et l’on doit s’estimer heureux lorsqu’elles avancent sûrement à la manière de ces attelages d’automne que nous voyons dans nos campagnes creuser patiemment leurs sillons. C’est cette marche lente et sûre qu’a suivie la Société Académique depuis sa fondation ; le progrès de chaque année a été modeste, mais si vous jetez un coup d’œil en arrière, le passé n’est pas négligeable ; il nous assure de l’avenir.

Notre capital s’élève actuellement à Fr. 84,986,85, provenant des contributions des membres à vie, des dons et legs que nous avons reçus. Tout a été capitalisé jusqu’au dernier centime et le sera dans la suite ; nos donateurs sont ainsi assurés que les sacrifices qu’ils s’imposent restent définitivement acquis ; les revenus seuls peuvent être employés.

Cette règle de conduite que votre Comité s’est imposée dès le début réduit à une somme modeste nos ressources annuelles mais elle rend certain l’accroissement de notre fortune. Elle ne nous a d’ailleurs pas empêchés de dépenser en allocations diverses depuis notre fondation la somme de Fr. 48,329,05 et de contribuer ainsi, comme le veulent nos statuts, « au progrès du haut enseignement dans tous les domaines et particulièrement au développement de l’Université ». D’année en année nous sommes mieux connus, le but que nous poursuivons est mieux compris, il apparaît comme plus utile et plus défini et nous serions bien malheureux si dans le nombre croissant de nos amis, il ne s’en trouvait pas chaque année quelques-uns qui s’associent plus directement à nos efforts en s’inscrivant comme membres à vie ou en nous apportant un témoignage matériel de leur intérêt.

Le budget cantonal de l’Instruction publique est très élevé, mais précisément à cause de son importance, il manque d’élasticité ; il pourvoit au plus pressé et ne peut pas répondre à toutes les nécessités.

Le magnifique livre de M. Borgeaud n’aurait pas vu le jour sans notre concours et l’Université aurait été privée d’une œuvre qui en rehausse l’éclat et qui contribuera puissamment à la faire mieux connaître des grandes écoles du monde entier. Telle bibliothèque n’a pas de crédit pour des achats de livres qui sont indispensables aux étudiants, tel laboratoire comptant un nombre important d’habitués n’est pas en mesure de leur fournir le matériel nécessaire. C’est vers nous que se tournent les Facultés ; leurs demandes sont alors examinées par des commissions qui s’entourent de tous les renseignements et nous accordons des  locations proportionnées à l’intérêt qu’elles présentent et à l’état de nos finances.

Nous nous appliquons d’une part à n’engager aucune dépense qui puisse devenir ultérieurement une charge pour l’état et d’autre part à ne jamais excéder nos ressources. Nous voudrions mériter toujours ce témoignage que la Société Académique fait bon usage des ressources qu’on lui confie.

Permettez-nous à cette occasion d’adresser des remerciements à la maison Ern. Pictet et Cie qui a bien voulu accepter la garde de nos capitaux et qui nous prête ses précieux services avec la plus grande libéralité.

Pendant le dernier exercice, notre capital s’est accru de Fr. 4300, dont Fr. 2000 bénéfices réalisés sur nos fonds publics et Fr. 2300 dons divers ; notre trésorier vous en donnera le détail.

Nous renouvelons à tous nos donateurs, l’expression de notre grande reconnaissance.

Nous adressons aussi aux sociétés d’étudiants nos sincères remerciements ; plusieurs d’entre elles nous paient une contribution annuelle et prélèvent régulièrement sur le produit de leurs soirées une part réservée à la Société Académique. Cet appui collectif et cet attachement nous sont infiniment précieux et encouragent nos efforts ; en travaillant pour l’Université, nous travaillons pour eux et pour leurs successeurs dont ils sont solidaires.

Voudront-ils nous permettre de leur demander de ne pas nous abandonner en même temps qu’ils quittent les bancs des auditoires ; les étudiants d’aujourd’hui échangeront demain la vie studieuse pour la vie active ; n’est-ce pas parmi eux que devraient se recruter les membres de notre Société. Le chiffre de nos contributions annuelles tend plutôt à faiblir et le nombre de nos adhérents est tombé au-dessous de 300 alors que la Société académique de Bâle compte plus de 800 membres. C’est M. Eugène Choisy, alors étudiant, qui dans un travail présenté à Zofingue, a le premier émis l’idée de fonder cette institution ; si tout étudiant genevois se faisait un devoir de nous apporter son adhésion, nous n’aurions pas à vous signaler cette humiliante comparaison avec notre sœur aînée.

Parmi nos amis qui ont disparu, rendons un témoignage de respect et d’affection à notre vénéré maître, M. le professeur Paul Chaix ; il avait été un de nos premiers membres à vie et il nous avait continué chaque année les marques de son intérêt ; sa mort a été un deuil pour le monde scientifique et un véritable chagrin pour tous ceux auxquels il avait donné en même temps la nourriture de l’esprit et le culte de tout ce qui est noble et bon.

Nous avons à vous rendre compte des diverses allocations que nous ayons accordées pendant cet exercice.

La première en date avait pour objet l’acquisition d’une lampe à projection, destinée à l’enseignement de M. le professeur Edouard Naville à la Faculté des Lettres. Le Département de l’Instruction publique ayant installé l’électricité et fait poser des stores hermétiques dans l’auditoire de M. Naville, nous ayons été heureux de voter le modeste crédit qui nous était demandé et de faciliter ainsi un des enseignements qui font le plus d’honneur à notre Université.

Le livre « l’Académie de Calvin » n’intéresse pas seulement nos concitoyens. La bibliothèque municipale de la ville de Noyon, berceau du Réformateur, a écrit à notre Comité, demandant comment elle pourrait acquérir cet ouvrage, M. Borgeaud ayant bien voulu en mettre un exemplaire à notre disposition, nous avons pu en faire hommage à la bibliothèque de la ville de Picardie qui a vu naître le fondateur de notre Académie. A cet envoi nous avons joint la Bibliographia Calviniana, contenant les renseignements les plus complets, tant sur les œuvres de Calvin lui-même que sur celles des auteurs qui ont écrit à son sujet.

M. le Recteur de l’Université nous a adressé une demande de subside pour la confection d’une affiche artistique destinée aux Universités et Collèges américains. Certaines facultés de France et d’ailleurs font une active propagande en vue d’attirer à elles les étudiants d’outre-mer, soit pour les cours ordinaires, soit pour les cours de vacances ; l’Université de Genève ne peut rester en arrière.

On a bien voulu nous soumettre le projet qui a été adopté ; ce projet dessiné par notre habile concitoyen, M. Reutter, a l’aspect général d’un tryptique ; sur les trois tableaux sont imprimés les programmes des facultés et les encadrements empruntent leurs motifs aux œuvres des imprimeurs genevois du XVIème siècle ; des vues de l’Université, du collège de Calvin et de la rade sont dessinées dans des cartouches ménagés à cet effet et des médaillons contiennent les portraits des hommes les plus connus qui ont enseigné à Genève.

M. Pittard, docteur ès sciences, privat-docent à l’Université, a fait en 1899 un premier voyage d’exploration dans le Dobrodja. Ce pays, qui forme la partie orientale de la Roumanie, ayant été dès les temps les plus anciens un lieu de passage pour les immigrations de l’Orient, présente des restes de civilisations anciennes et un mélange de populations très caractéristiques et jusqu’ici mal étudiées. M. Pittard, grâce à ses relations personnelles, et en particulier grâce à l’appui du Ministre de l’Instruction publique de Roumanie, se trouvait dans des conditions favorables pour entreprendre cette étude. Il s’est donc décidé à {aire dans ce pays un second voyage, ayant principalement pour objet de déterminer les diverses races qui y sont représentées, d’opérer des fouilles dans les tumuli et les cavernes, et d’explorer les habitations lacustres qu’on dit avoir existé dans la partie orientale. Le récit de ce voyage, avec un premier aperçu des résultats obtenus, a été consigné dans d’intéressants articles du Journal de Genève. Dans un pays où nos écoles sont connues depuis longtemps, ii n’était pas inutile qu’un privat-docent de notre Université entreprît un voyage scientifique avec l’appui amical et sous la protection officielle du gouvernement roumain. Nous avons participé aux frais de ce voyage par un subside de Fr. 1000.

Dans notre rapport de l’an dernier, nous vous avons exposé les raisons qui nous avaient engagés à faciliter le voyage de M. le professeur Montet, au Maroc ; sous la protection du Gouvernement français et muni des recommandations de sommités musulmanes, M. Montet a pu parcourir ce pays peu connu et étudier une organisation religieuse dont le monde européen aura sans doute à s’occuper bientôt. Nous le remercions d’avoir bien voulu venir exposer aujourd’hui devant vous quelques-uns des aspects de cette redoutable question.

La première chaire universitaire de géographie (et par là nous entendons la première chaire spécialement et exclusivement consacrée à cette discipline) a été créée en 1871, à l’Université de Leipzig ; Halle en 1873 et depuis lors une centaine d’Universités, parmi lesquelles : Berne, Zurich et Fribourg, ont suivi cet exemple. A Genève, en dehors du cours de géographie physique, il n’y avait pas jusqu’ici d’enseignement de géographie pour les étudiants en lettres et en sciences sociales.

M. Arthur de Claparède a commencé cette année un cours de privat-docent traitant spécialement de la géographie économique et sociale. Cet enseignement ne peut se passer de matériel et la Faculté des Lettres ne possède encore aucune de ces cartes murales que les savants allemands et anglais ont créées ces dernières années. Sur les indications de M. de Claparède, nous n’avons pas hésité à voter un crédit de Fr. 25o en vue d’acquérir pour la Faculté des Lettres quelques-unes des cartes les plus récentes et de combler ainsi une lacune de notre enseignement supérieur.

Le nouveau laboratoire de botanique de l’Université est un des mieux installés qui existe actuellement ; dans les exercices précédents nous avons été heureux de pouvoir le doter d’instruments et d’appareils qui servent à des études originales sur la végétation des algues et des champignons ; nous lui avons aussi fourni un petit nombre de microscopes ; mais pour les 140 étudiants qui fréquentent ce laboratoire, le matériel existant est bien insuffisant. M. le professeur Chodat s’est vu dans l’obligation de s’adresser à nous ; nous aurions voulu pouvoir lui accorder un crédit pour l’achat de vingt microscopes qui lui sont indispensables ; l’état de nos finances ne nous l’a pas permis ; nos ressources disponibles à la fin de l’exercice ne s’élevaient plus qu’à Fr. 1500, que nous avons alloués pour cet objet, en espérant que le distingué professeur trouverait ailleurs le complément le crédit qui lui permette de satisfaire le zèle scientifique de ses élèves.

Fonds Naville. – Dans notre précédent rapport, nous vous exposions que par suite de notre convention avec la Ville de Genève, nous étions encore redevables à la Bibliothèque publique d’une somme d’environ Fr. 1400 pour compléter la somme de Fr. 6000 qui faisait l’objet de la dite convention.

Nous avons prié M. le directeur de la Bibliothèque de nous faire des propositions et d’accord avec lui nous avons pu acquérir pour notre institution municipale deux collections importantes qui lui manquaient, savoir : les 40 volumes de Denkschriften der philosophisch historischen Classe der Kaisersakademie der Wissenschaften in Wien et les 48 volumes de la Bibliothèque de philosophie contemporaine.

Ces achats une fois payés, le compte du Fonds Naville présentait encore un solde créditeur de quelques centaines de francs provenant de bénéfices sur les valeurs acquises en représentation du capital et d’intérêts accumulés. Le Comité du Jubilé Naville étant dissous depuis plusieurs années, c’est à M. Ernest Naville lui-même que nous avons demandé de fixer la destination de ce solde et c’est encore la Bibliothèque publique qui en a reçu la plus grande partie.

Fonds Schwitzguebel. – Nous avons remis à la Faculté des Lettres, la somme de Fr. 188,7o, montant des intérêts de ce fonds.

Vous avez ici, Mesdames et Messieurs, un exposé de notre activité pendant l’exercice qui vient de finir, mais je ne puis m’arrêter sans vous avoir adressé un pressant appel en faveur du but que nous poursuivons.

Dans une conférence de Renan, publiée après sa mort, nous voyons ce grand savant et ce grand penseur examiner le rôle bienfaisant de quelques-uns des plus illustres génies scientifiques de l’histoire, et montrer comment la découverte et les calculs les plus abstraits aboutissent en améliorations pratiques dont l’humanité tout entière ne tarde pas à bénéficier, et il ajoute :

« Ai-je réussi à vous montrer Messieurs, que ces études, en apparence réservées à un petit nombre, sont des mines fécondes de découvertes dont tous profitent, que le peuple a le plus grand intérêt à ce qu’il y ait des savants qui travaillent à agrandir le cercle des connaissances humaines, que les plus belles inventions sortent des travaux d’abord obscurs et solitaires. Et ces inventions ne sont rien, comparées à ce qu’on pourrait faire. Et le bien qui en est résulté pour le peuple n’est rien comparé à celui qui en sortira ».

C’est encore sa pensée qui est exprimée dans ces lignes : « Remettre au premier rang la vertu, le génie, la science désintéressée qui cherche à pénétrer l’énigme de l’Univers, le courage qui sait mourir, et la sainteté qui sait vivre pour une fin idéale ».

Et dans celles-ci :

« La classe vraiment inférieure, c’est la banale majorité des sots, des égoïstes, des êtres personnels et bornés, le signe certain de l’élite étant le désintéressement ».

Celui qui passe le seuil de cette maison peut voir au-dessus de Ia porte une pierre qui porte cette inscription :

LE PEUPLE DE GENÈVE

EN CONSACRANT CET ÉDIFICE

AUX ÉTUDES SUPÉRIEURES

REND HOMMAGE

AUX BIENFAITS DE L’INSTRUCTION

GARANTIE FONDAMENTALE

DE SES LIBERTES

 

Je n’ai jamais lu cette belle déclaration sans entendre en même temps la voix profonde de la patrie.

J’ai vu défiler cette longue suite d’hommes de volonté et d’hommes de science qui ont entretenu sa vie ; ils ont été comme ces globules du sang qui dévorent les poisons introduits dans l’économie physique.

A deux ou trois reprises dans le cours de son histoire, Genève a été surtout une ville de plaisir ; quel souvenir en est-il resté et qu’est-ce que ces périodes fugitives ont ajouté à sa gloire ? Le cadre magnifique de nos montagnes et de notre lac est le même depuis des siècles, mais s’il ne venait à nous que des voyageurs oisifs, attirés par les beautés naturelles de notre pays ou par les distractions que nous pouvons leur préparer, que serions-nous de plus dans ce monde que telle ou telle autre ville sans histoire et sans traditions ? Ce qu’ils viendraient chercher ici, d’autres peuvent le leur offrir, car certaines villes semblent n’avoir pas d’autre destination que de plaire à n’importe quel prix. Et quant aux étrangers qui vivent au milieu de nous et auxquels nous ouvrons largement et volontiers notre foyer, que ferons-nous pour eux ? S’il s’ouvrait un concours pour trouver le meilleur moyen de conserver notre nationalité au milieu d’eux en les faisant bénéficier de ses avantages, nous aurions notre réponse toute prête : Il faut vivre, il faut que Genève conserve sa vie intérieure ; nous ne sommes plus uniquement le foyer d’une idée religieuse, mais nous devons conserver les magnifiques traditions de notre vie intellectuelle. Le corps le plus chétif, le visage le plus ordinaire peuvent resplendir de beauté quand ils enveloppent une âme brulant pour un idéal; nous sommes un corps chétif, mais ii ne tient qu’à nous d’entretenir le feu sur l’autel dressé il y a 350 ans, par Calvin et Théodore de Bèze, au progrès des connaissances humaines. Il faut que cette maison grandisse, car elle est à la fois le plus beau monument de notre reconnaissance envers nos prédécesseurs et la meilleure forteresse de notre vie nationale.