Rapport annuel de la présidence 1934-1935

Henri de SIEGLER, président
23 novembre 1935

 

 Mesdames et Messieurs,

A la dernière assemblée générale de la Société Académique, lie 23 novembre 1934 – il y a un an jour Pour jour – M. le professeur Albert Richard, recteur de l’Université, se plaisait à voir dans l’œuvre que nous nous efforçons d’accomplir au mieux une tradition universitaire et se félicitait de l’appui moral apporté à l’Ecole genevoise par notre association. Cet appui moral est en proportion de notre aide effective et en découle naturellement. Le rôle de la Société Académique devrait être plus actif à mesure que les besoins de l’Université augmentent’ Nous devrions, nous voudrions donner d’une main d’autant plus libérale que l’Université, prospère, d’ailleurs, et qui voit le nombre de ses étudiants croître chaque année, a, par la malice des temps, plus de peine à trouver les ressources nécessaires à son développement.

Mais les difficultés économiques qui compliquent et gênent la vie entière du pays n’épargnent pas la Société Académique. Il est douloureux, hélas, de constater qu’il lui faut elle-même se restreindre et qu’elle est obligée impérieusement d’accorder moins quand il serait particulièrement heureux qu’elle pût accorder plus. Elle pourrait, il est vrai, répéter le geste du pélican de la Nuit de Mai et s’ouvrir le flanc pour alimenter d’une façon plus large les laboratoires, les séminaires, les enseignements et les services divers des six Facultés, autrement dit prendre sur son capital pour satisfaire largement à tout ce qu’elle reçoit de demandes intéressantes. Certains lui ont murmuré ce conseil. Elle connaîtrait ainsi quelques années d’apparente expansion et de générosité magnifique. Elle conserverait en dépit de la crise, dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne s’atténue pas, les habitudes des temps d’abondance qui ne sont plus.
Mais qu’en résulterait-il bientôt ? La Société Académique, vite épuisée, aurait cessé d’être pour l’Université un secours même modeste, et les circonstances ne lui permettraient pas de se reconstituer. Il est sûr, Mesdames et Messieurs, que nos sociétaires, nos donateurs, les familles de nos testateurs ne nous approuveraient pas de tirer ce feu d’artifice éblouissant et mortel. Et le Comité, dans son ensemble, a répugné si nettement à sacrifier aux nécessités présentes le souci de l’avenir, et même du plus proche, qu’il a résolu de capitaliser le reliquat du fonds constitué naguère par Ia grande souscription en faveur de l’Université. Réserve faite des trois cent mille francs destinés à cette transformation de Ia Bibliothèque, dont j’aurai l’avantage de vous entretenir tout à l’heure, c’est une somme de cent quarante mille francs, à peu près, dont l’intérêt s’ajoutera aux revenus de notre capital ancien et nous assurera chaque année une action limitée, il est vrai, mais régulière. Cette prudence, qui n’est pas elle-même sans danger c’est un caractère de notre époque absurde que la prudence devient hasardeuse parfois, et la modération téméraire – correspond mieux, cependant, à l’esprit de tradition, de continuité, de sagesse, de la maison que nous voulons servir.
Trop de facilité à dire : oui est une source d’embarras. « Que de fatigues, me confiait un savant mis souvent à contribution, sollicité constamment pour des articles, des conférences, que d’ennuis je me serais épargnés si j’avais possédé l’art de répondre non !

C’est un art qu’on apprend aujourd’hui à la présidence de la Société Académique. Celui qui l’occupe, Mesdames et Messieurs, n’en éprouve ni fierté ni satisfaction. C’est un bonheur, au contraire, pour lui comme pour ses dévoués collègues, que de pouvoir desserrer le plus possible les cordons d’une bourse qui a perdu quelque chose de son ancienne rotondité.
Les services que nous demeurons en état de rendre à l’Université en puisant dans les quinze fonds différents qui constituent notre avoir sont de deux sortes.
Les uns ont un certain caractère de permanence (ce qui ne veut pas dire un caractère absolu d’obligation, bien qu’ils nous soient commandés dans plusieurs cas, soit par la volonté des testateurs, des donateurs, soit par des engagements librement pris). Les autres, dont f intérêt peut n’être pas moins grand, nous sont demandés d’une manière plus imprévue ou fortuite.

Ce rapport ne doit pas faire double emploi avec celui que vous présentera tout à l’heure notre trésorier. Je ne vous donnerai que peu de chiffres. Pourtant, je rappellerai, dans la première catégorie, les subsides consentis au Département de l’Instruction publique pour la chaire d’histoire du professeur Guglielmo Ferrero, à la Faculté de Droit pour sa bibliothèque, celle qui assure le maintien de la bourse Gallatin, et la location d’une table de travail à la Station de zoologie maritime de Wimereux. Dans le rapport qu’il nous adresse sur l’utilisation de ce dernier subside, le professeur Guyénot remercie la Société Académique d’avoir assuré à l’Institut de Zoologie de l’Université de Genève un moyen infiniment précieux de recherches et d’enseignement.

Certaines allocations, sans dépendre pour nous d’aucun engagement, se répètent d’exercice en exercice parce qu’elles correspondent à des nécessités universitaires qui, elles aussi, se renouvellent. C’est ainsi que la Faculté autonome de Théologie, que le Séminaire de Français moderne et les Cours de vacances de la Faculté des Lettres, que le professeur Jean Piaget (Institut des Sciences de l’Education) et le Dr Hamburger, chargé de cours à la Faculté de Droit, ont pu cette année encore être soutenus dans leur fructueuse activité. Hélas, ce que nous avons pu faire est parfois bien au-dessous de ce qui, en temps normal, avait été dans nos intentions. Je pense particulièrement à la Faculté de Théologie. Il a fallu réduire notre allocation de moitié ! C’est avec un réel chagrin que nous nous reconnaissons hors d’état souvent de prolonger les espérances que nous-mêmes avons pu faire naître.

Le fonds auxiliaire de la Bibliothèque publique et universitaire a contribué au progrès de cette institution d’une façon d’autant plus appréciable que la Ville de Genève – à laquelle, pas plus qu’à l’Etat, la Société Académique ne saurait tout de même se substituer – a réduit dans une proportion alarmante des crédits indispensables. La Bibliothèque accomplit dans le silence une œuvre sociale au premier chef, en rendant possibles les recherches d’une foule de travailleurs intellectuels dont l’activité honore notre patrie et lui assure, comme dans le passé, cette réputation de foyer d’esprit, sans laquelle Genève ne serait plus Genève. Une somme assez considérable, puisqu’elle dépasse six mille francs, a permis l’achat de deux cent cinquante volumes et opuscules provenant des collections de Théophile Dufour (impressions genevoises rares, du XVe au XVIIIe siècles) et quinze manuscrits. Le fonds Moynier a fourni à la Bibliothèque quarante-six revues de sciences sociales pour une somme supérieure à huit cents francs.

Les revenus du Fonds pour l’Université ont permis de solder les frais d’une entreprise de longue haleine et de grande valeur scientifique : l’Histoire de l’Université de Genève, par le professeur Charles Borgeaud (troisième volume), tandis que sur le capital même nous prélevions une dernière fois les subsides d’importance inégale que les professeurs Weiglé, Chodat, Gysin et Gilbert nous demandaient pour les besoins de leur laboratoire ou de leur enseignement. Les allocations votées au cours de l’exercice représentent plus de quarante-six mille francs, somme totale. Cette somme s’ajoute aux trois cent mille francs (en chiffres ronds) prélevés dans l’espace de peu d’années sur le même fonds pour doter la Faculté de Médecine et la Faculté des Sciences, surtout, d’instruments et de de moyens de travail qui leur faisaient fâcheusement défaut. Les bilans futurs ne seront pas chargés au même point. Nous sommes entrés, répétons-le, dans une ère de restriction et de prudence, ou la Société Académique doit s’imposer d’être moins généreuse pour le demeurer plus longtemps.

Dans son rapport sur l’exercice 1933-1934, mon éminent prédécesseur, M. Alphonse Bernoud, exposait avec la plus enviable clarté la « question de la Bibliothèque ». Il rappelait qu’une somme de trois cent mille francs, prise sur le Fonds pour l’Université, était réservée à la transformation de la Bibliothèque Publique et Universitaire, transformation qui, entre autres effets heureux, aurait celui d’assurer les locaux dont elles ne peuvent plus se passer sans grave préjudice aux Facultés dites morales : Lettres, Sciences économiques et sociales, Théologie et Droit. On avait prévu à l’origine un bâtiment de vastes dimensions, avec une tour de quarante mètres, construit à frais communs (avec notre participation) par l’Etat et par la Ville. Il y a un an, ce projet trop magnifique était abandonné déjà. M. Bernoud vous en présentait un autre. Moins ambitieux, puisqu’il ne prévoyait plus qu’une dépense d’environ six cent mille francs, dont la moitié était couverte par la subvention de la Société Académique, il semblait qu’il doit être rapidement réalisé. Cette espérance, de nouveau, fut trompée. Et il fallut mettre sur pied un troisième projet. Cette fois, on renonce à construire, on n’ajoute rien au bâtiment de la Bibliothèque. On prévoit l’établissement de magasins de livres dans les sous-sols de ce bâtiment. Cette modification intérieure donnera aux Facultés la place qui leur est indispensable. Elle aura, de plus, cet avantage énorme de n’entraîner que des dépenses réduites de beaucoup, et qui n’excéderont pas la somme pour laquelle nous avons décidé de nous engager. L’Etat, de qui relève l’Université, n’aura plus à supporter que des frais très limités de location et d’entretien, sur lesquels il ne paraît pas douteux qu’il ne s’entende sans peine avec la Ville. Le projet donne satisfaction à la Bibliothèque comme à l’Université. Il assure non moins que le précédent une harmonieuse collaboration de ces deux organes qui se complètent. Dans ces conditions, nous ne craignons pas de dire que de nouvelles hésitations, que à. nouveaux retards seraient difficilement justifiables. Les devis et les plans des architectes, MM. Peyrot et Bourrit, ont été approuvés par la Direction de la Bibliothèque et par le Bureau du Sénat. La Société Académique est toute prête au geste que l’on attend d’elle. Les travaux peuvent commencer aux premiers jours du mois prochain. Il n’y faut qu’une convention entre l’Etat et Ia Ville. Nous voulons donc croire qu’à l’assemblée générale de 1936 la transformation de la Bibliothèque Publique et Universitaire sera un fait accompli.
Certains s’étonneront sans doute qu’on songe à déposer un grand nombre de livres dans des caves.

Cette pensée, il faut le reconnaître, aurait eu naguère quelque chose d’extravagant. Elle est raisonnable aujourd’hui, grâce aux progrès de la technique. Il est possible de donner à des locaux souterrains une parfaite étanchéité. De grands travaux sont actuellement en cours, à Paris, à la Bibliothèque Nationale. On y dispose quatre étages de magasins au-dessous du niveau de la rue de Richelieu. Il ne s’agit aux Bastions que d’un seul étage…

Les séances de notre Comité, vu leur objet, sont un peu arides parfois. Il arrive qu’elles durent deux et trois heures. Ce m’est une raison de plus pour adresser à mes collègues des remerciements chaleureux. Ils ne marchandent ni leur temps ni leur peine. Ils savent ce que le maintien d’une tradition vénérable impose à tous les Genevois. Mais enfin, on remarque à l’occasion dans nos débats, outre l’éloquence des chiffres, l’intervention discrète de la nature et de la poésie. Ainsi, quand il est question de l’Institut Maritime de Wimereux, ou de notre bateau l’Edouard Claparède, du jardin alpin de la Linnæa, ou quand, à propos du fonds Emile Plantamour, nous montons en imagination jusqu’à l’observatoire de la Jungfrau : nous sentons alors passer sur nos comptes, rapports et procès-verbaux le sourire du lac, un souffle du large, une haleine de glacier. M. le doyen Georges Tiercy nous a renseignés sur l’état des travaux que nos allocations ont permis de poursuivre au Jungfraujoch. On est arrivé dès maintenant à se défendre contre les infiltrations d’eau. L’inauguration de l’observatoire aura lieu dès l’automne. L’installation de l’ascenseur, le montage des instruments – déjà prêts – se feront pendant l’été. L’Edouard Claparède est modeste en comparaison du Pourquoi pas ? et d’autres bâtiments scientifiques, mais il est équipé parfaitement pour l’exploration du lac. L’achat d’un rhéomètre le rend dès maintenant propre à l’étude des courants.

Les revenus des trois Fonds Gillet avaient, au cours de l’exercice précédent, diminué dans une proportion considérable. Ils ne se sont relevés que très peu depuis un an. Nous avons attribué trois bourses de quatre cents francs à François Grandchamp, Emile Bosko et Jacques Delétraz, respectivement sortis avec le premier certificat de maturité des sections classique, réale latine et réale moderne du Gymnase. Dans la section technique, aucun élève n’a satisfait aux conditions du prix. Il fut un temps où nous pouvions donner davantage. Mais à une époque où les voyages coûtent moins cher, quatre cents francs constituent un denier appréciable pour de jeunes bacheliers.

La mort, depuis un an, a frappé avec un acharnement plus cruel encore que l’an dernier dans les rangs de la Société Académique. Nous avons eu le chagrin de perdre MM. Gaston de Morsier, Jules Mussard, Georges Werner, Charles Siordet, membres à vie, MM. Charles Cherbuliez, Henry de Blonay, Albert Martin, Jean Mirabaud, Arthur Schidlof, Ernest Guder, Rodolphe Löy, Albert Bardet, Mme C. de Loriol, Mue Mathilde Martin-Achard, membres ordinaires.
Nous prions les familles des regrettés disparus de bien vouloir agréer le témoignage de notre respectueuse sympathie.

Le professeur Arthur Schidlof, dont la modestie égalait le grand mérite, terrassé en pleine activité, presque en pleine jeunesse, dans l’exercice même d’un magistère qu’honoraient son dévouement et sa science, a laissé en disparaissant, dans le monde savant de cette ville, un vide difficile à combler. Le professeur Albert Bardet avait contribué au développement de l’Ecole dentaire d’une façon admirable. Le professeur Georges Werner, juriste insigne, ancien recteur, avait été pour l’Alma mater, et dans la force du terme, un animateur. M. Jules Mussard avait présidé longtemps le Département de l’Instruction publique. C’était un patriote, un homme doux, d’une sagesse aimable. Il avait compris le rôle de la Société Académique et lui manifestait son attachement. Il voulut laisser de ces sentiments un témoignage tangible, en nous destinant par testament une somme de cinq cents francs que sa famille a généreusement transformée en un legs de 2’000 francs. Ce geste nous a vivement touchés, et nous en exprimons encore une fois notre profonde gratitude aux héritiers de Jules Mussard.

La composition de notre Comité ne s’est pas modifiée depuis l’année dernière. Je signale en passant que notre ancien collègue, M. Victor Gautier, a été appelé à faire partie de l’état-major de la Banque Nationale et je lui adresse, au nom de la Société Académique, des vœux et des félicitations. Le mandat de MM. Henri Audeoud, Alphonse Bernoud, Eugène Choisy, Gustave Hentsch, Ch.-F. Pfaeffli, Arnold Pictet, Albert Richard et Henri de Ziegler est expiré: leur réélection vient à l’instant d’être soumise à vos suffrages.

J’ai dit, Mesdames et Messieurs, aux membres du Comité de la Société Académique combien leur président doit se féliciter de leur patience, de leur empressement, de leur dévouement. Il me faut rendre encore un particulier hommage à ceux dont j’ai pu apprécier d’une façon plus constante Ia très précieuse collaboration. M. Arnold Pictet est le modèle des secrétaires. Ses procès-verbaux reflètent nos débats avec une rare fidélité. Nous nous y retrouvons toujours, grâce à lui, dans l’examen des questions les plus complexes.
M. Charles Gautier gère des finances qui, pour n’être plus celles de la prospérité, ne demandent pas moins de soins. Il y faut, au contraire, chaque jour plus d’attention et plus de vigilance. J’étais impatient de lui dire merci.
La Société Académique ne désire pas d’autre récompense que la satisfaction d’avoir servi de son mieux notre Université. Ce service accompli, elle entend demeurer dans l’ombre. Mais cet effort qu’elle poursuit fidèlement depuis un demi-siècle bientôt, cet appui moral qu’elle assure à l’Ecole l’autorisent à s’exprimer une fois l’an sur les problèmes qui dépassent le cadre habituel de ses préoccupations. On a plus d’une fois signalé, Mesdames et Messieurs, et en termes éloquents, la menace qui s’étend sur nos valeurs intellectuelles. Dans une ville telle que Genève, obligée à jamais par Ia noblesse même de ses traditions, rien n’est plus nécessaire, rien n’est plus urgent que leur sauvegarde. Il n’est pas de devoir qui ne pâlisse au prix de celui-là. Transmettre le flambeau, voilà ce qui par-dessus tout s’impose. Tout le monde ne s’en avise pas, hélas, avec une égale netteté. Plus que jamais nous avons besoin d’une large, d’une ardente et d’une généreuse élite. C’est par les élites que les sociétés se maintiennent, qu’elles supportent l’assaut des forces destructives, qu’elles fondent pour l’avenir, qu’elles échappent au nivellement. Plus que jamais, donc, nous devons porter secours aux institutions telles que l’Université, par qui les élites intellectuelles se forment et se renouvellent. Ces élites, dans une république telle que la nôtre, sortent librement du peuple même, de ce peuple genevois, qui, pour toutes les formes du talent, du mérite et de l’excellence, a su manifester et prouver son respect. La Société Académique se reconnaît avec fierté dans la ligne même où il convient de marcher pour que notre patrie échappe à une fatale étreinte. Elle vous demande, Mesdames et Messieurs, avec instance, de lui permettre encore, comme vous |’avez fait jusqu’ici, d’avancer dans cette voie, et du même pas. Oh ! les temps sont durs pour tout le monde ! Nous méditons plus volontiers sur les moyens de réduire nos dépenses que sur les occasions, qui s’offrent toutefois nombreuses, de les maintenir et de les augmenter – pour le bien du pays. Nous risquons d’avoir mauvaise grâce en proposant à nos amis des frais nouveaux, ne fussent-ils que de quelques francs, des cotisations nouvelles. Mais ne nous faisons pas abattre ni intimider. Il est impossible que le tableau des menaces qui pèsent sur le meilleur de notre héritage ne mette en disposition de consentir à un petit sacrifice nombre de personnes qui savent encore réfléchir. Il est impossible que la crainte de ce qui peut atteindre la cause des études supérieures n’amène de nouveaux membres à la Société Académique, à l’Université, de nouveaux amis.