Rapport annuel de la présidence 1965-1966

Olivier REVERDIN, président
1er février 1967

 

 Mesdames et Messieurs

En ouvrant la 78ème Assemblée Générale de la Société Académique, j’ai le triste devoir de rendre hommage à la mémoire d’un homme qui l’a passionnément et inlassablement servie : Louis Blondel. Il faisait partie de son Comité depuis 1920, soit depuis 47 ans ; il y avait succédé à son père, Auguste Blondel, qui en avait été membre depuis la fondation, soit pendant 31 ans !

Pour la plupart, vous avez connu Louis Blondel. Vous savez tous quelle fut la nature de ce service de Genève auquel il a bénévolement consacré sa vie.

Sa vigilance pour la conservation de notre patrimoine historique et archéologique, la rigueur de ses innombrables études et publications, son rôle éminent dans la formation civique et morale, par le scoutisme, d’innombrables Genevois, tout cela mérite une infinie reconnaissance dont il n’a jamais recherché les marques, tant paraitre et briller étaient contraires à sa sensibilité profonde.

Sa présence efficace et souriante, ses conseils dont la bienveillance n’excluait pas un esprit équitablement critique, étaient pour ses collègues du Comité une douce et précieuse habitude. En être privés leur sera dur. Il était d’une rare assiduité aux séances ; il n’aura guère manqué que la dernière, en décembre, quelques semaines avant sa mort, Son attachement à notre Société, dont il était membre bienfaiteur et qu’il a présidée de 1926 à 1928, se manifestait par une constante disponibilité : on ne l’a jamais vu refuser de rendre un service, de se charger d’une tâche ou d’une démarche, fussent-elles ingrates.

Notre Société a eu le regret de perdre deux autres de ses membres bienfaiteurs : Mme Fréd. Firmenich et M. Jacques Salmanowitz ; cinq de ses membres à vie : MM. Walter Haccius, Charles Cellérier, P. R. de Wilde, Albert Picot, Albert Cingria ; et sept de ses membres à cotisation annuelle : MM. André Rey, Georges Sauser-Hall, Amédée Weber, Alcide Pidoux, Yves Maître, Jean-Daniel Bersier et Jacques Micheli.

Il y a quelques années, on pouvait se demander si le développement du Fonds national de la recherche scientifique (2 millions en 1952 ; 50 millions en 1967) n’allait pas priver de leur raison d’être les sociétés du type de la nôtre. Tout au plus, disait-on, un rôle marginal ou subsidiaire pourrait encore leur être réservé.

Les choses ont évolué autrement qu’on ne l’avait prévu. En stimulant la recherche, le Fonds national en a considérablement accru les besoins. La Société Académique est de plus en plus sollicitée. Au cours de l’exercice dont j’ai à vous rendre compte (octobre 1965-septembre 1966), le montant des requêtes qui lui ont été adressées a dépassé Fr. 230’000.-. Si elle n’a pu les prendre toutes en considération – ses moyens financiers ne le lui permettaient pas et certaines demandes étaient d’intérêt secondaire, voire discutable – elle n’en a pas moins distribué Fr. 170’000.- à l’Université, à ses facultés, laboratoires et instituts, à ses professeurs, assistants et étudiants. Fr. 170’000.- (exactement Fr. 169’771.80), provenant de source privée, qui ont permis de développer l’enseignement et la recherche, de préparer la relève, de combler bien des lacunes, de compléter ce qui se fait avec les ressources publiques.

En 1952/1953, année où le Fonds national a commencé son activité, la Société Académique avait distribué Fr. 33’722.60 : cinq fois moins. Et cela paraissait déjà remarquable » Au point que, dans son rapport, le trésorier déclarait : « Pendant chacune des trois dernières années, votre Société a été à même d’allouer des subventions pour un montant supérieur à Fr. 30’000.-.

Si nous sommes conscients que ces sommes restent bien modestes par rapport aux besoins de l’Université, nous sommes heureux cependant de constater qu’elles sont en nette progression sur celles des années antérieures. »

Comment les allocations du dernier exercice ont-elles été réparties ?

La recherche médicale ne dispose pas encore en Suisse des ressources qui seraient nécessaires à son développement harmonieux. Elle est tout à la fois recherche fondamentale et recherche appliquée. Le Fonds national, qui ne s’occupe que de la recherche fondamentale, est souvent dans l’embarras.
L’idée que la recherche médicale devrait jouir d’un statut particulier est en train de s’imposer. Cela d’autant plus qu’elle intéresse aussi l’industrie pharmaceutique. D’où le projet de créer un Fonds Suisse de la Santé, à l’image de ce qui existe dans d’autres pays. Le professeur Mach l’a lancé en juin, lors de l’inauguration du bâtiment des lits de l’Hôpital cantonal. Son discours a eu de l’écho. M. Alfred Borel l’a repris en décembre à Berne, au Conseil des Etats, sous la forme d’un postulat que le conseiller fédéral Tschudi a accepté pour étude. L’idée, comme vous le voyez, fait son chemin. Mais n’anticipons pas sur le forum que vous entendrez tout à l’heure.

Si je vous parle de la recherche médicale, c’est qu’elle est en passe de devenir la première cliente de la Société Académique. Pendant l’exercice écoulé, les professeurs de la Faculté de médecine lui ont demandé Fr. 76’000.- ; et, depuis octobre dernier, soit pendant les quatre premiers mois de l’exercice en cours, de nouvelles requêtes, d’un montant de Fr. 85’000.-, lui ont déjà été adressées par des professeurs de médecine !

Cela excède malheureusement – et de beaucoup – ses moyens. Encore que ceux-ci, pour la médecine, soient en rapide augmentation. Depuis 1962, la Société Académique dispose du Fonds Frommel, d’un montant de Fr. 100’000.-, dont les revenus annuels sont destinés à récompenser alternativement une publication médicale et une publication théologique. Deux ans plus tard était créé le Fonds Fernex. Ses revenus, eux, sont entièrement réservés à la médecine. L’année dernière, enfin, mon prédécesseur pouvait vous annoncer qu’en souvenir de son père, feu Mme Berthe Bonna-Rapin avait légué une part importante de sa fortune à notre Société. Aujourd’hui, nous savons qu’il s’agira d’un peu plus d’un million de francs. Ils seront affectés à la création d’un Fonds Eugène Rapin dont les revenus seront exclusivement destinés à la Faculté de Médecine. Mais je vous dois une confession : votre Comité a disposé par avance d’une grande partie des revenus de l’exercice en cours pour aider un groupe de professeurs et de médecins – parmi eux, les professeurs Eric Martin et Albert Renold – à acquérir pour leurs recherches un spectromètre auto-gamma. Cet appareil est en service.
Ses utilisateurs sont nombreux. Il complète un important équipement de recherche offert par le Fonds national.

Aux Fr. 26’000.- qu’elle a consacrés à ce spectromètre, Ia Société Académique en a ajouté 14’000.-, prélevés sur le Fonds ordinaire et alloués au professeur Alex Müller pour l’acquisition d’un photomicroscope ; le professeur Rouiller a reçu Fr. 2’000.- pour l’achat d’un cryostat. Grâce au Fonds Fernex, le Dr Pierre Maurice, privat-docent, a pu faire un voyage aux Etats-Unis. Au total, les allocations à la Faculté de médecine ont atteint Fr. 44’000.-. Signalons que c’est l’équivalent du total des dépenses de la Société en 1954/55, soit il y a onze ans !

La Faculté des sciences a de tout temps reçu une part prépondérante de nos revenus. L’offensive médicale, que je viens d’évoquer, n’a pas ébranlé cette position : les allocations à la Faculté des sciences ont été de Fr. 94’336.- pendant l’exercice écoulé.

Ce dernier don demande quelques explications. Les recherches du professeur Kellenberger dans le domaine de la biologie moléculaire ont une réputation mondiale. Le Fonds national les a soutenues massivement. Il leur a consacré ces dernières années plusieurs millions. Toutefois, ayant dû refuser à d’autres groupes de recherche en Suisse des microscopes électroniques, il ne pouvait accorder à M. Kellenberger et à ses collaborateurs celui dont ils avaient besoin – en plus de celui dont ils disposent déjà – pour poursuivre leurs travaux.

Désireux de conserver M. Kellenberger à Genève et à la Suisse, M. Alexandre de Muralt, président du Conseil de la recherche, s’est adressé à un membre de notre comité, M. André Fatio. Trouvez à Genève, lui a-t-il dit, les Fr. 200’000.- que coûte ce microscope. Vous rendrez à la science suisse un service signalé.
Avec cet admirable dévouement que l’Université a reconnu il y a quelques années en lui remettant sa médaille, M. André Fatio s’est mis en campagne.
Il a trouvé en quelques jours, auprès de particuliers, de sociétés et d’entreprises, Fr. 150’000.-. La Société académique a complété la somme. Celle-ci est à la disposition de M. Kellenberger, pour autant qu’il reste à Genève. Sa réputation scientifique lui vaut – malheureusement pour nous – des appels nombreux et flatteurs à l’étranger. Il n’est pas encore absolument décidé à rester. Notre don demeure donc pour le moment en suspens. Mais M. Kellenberger n’est pas seul. D’autres savants de tout premier ordre travaillent à Genève dans le domaine de la biologie moléculaire. S’il ne restait pas – et pour autant que les donateurs y consentent – la somme pourrait tout de même être fort utilement employée en faveur de ces autres savants.

Faites l’addition : Fr. 94’336.- à la Faculté des sciences ; Fr. 44’000.- à la Faculté de médecine : cela fait Fr. 138’336.-. Je vous l’ai dit : le montant total des allocations versées par Ia Société académique est de Fr. 169’771.80.

Il reste donc Fr. 31’435.80. A quoi ont-ils été employés ?

Il y a tout d’abord Fr. 10’000.-, offerts par le professeur Paul B. Taylor et par Mme Taylor, née Alexandra Fatio. Conformément à la volonté des donateurs, ces Fr. 10’000.- ont été affectés à la restauration et à l’équipement de la Villa Rigot, à Varembé, devenue le Centre culturel international de l’Université. Est-il besoin de vous rappeler que ce don d’une petite-fille américaine et d’un petit-fils par alliance de Guillaume Fatio vient s’ajouter aux Fr. 100’000.- que les quatre enfants de Guillaume Fatio restés à Genève avaient donnés deux ans auparavant, somme qui a permis de restaurer le rez-de-chaussée de la villa. Ainsi a pu être enfin mis à la disposition de l’Université ce centre qui est en passe de devenir pour elle un instrument de travail essentiel : séances, colloques et réceptions s’y succèdent; bientôt les hôtes étrangers de l’Université, en particulier les professeurs invités, pourront y loger pendant leur séjour à Genève. « Arbitrairement séquestrée pendant 30 ans par l’Etat, qui continue à occuper la partie du parc où l’on a installé des baraques pour quelques classes du Collège, la Villa Rigot, don de John D. Rockefeller junior à l’Université, est enfin affectée à sa vraie destination. Mais si elle l’est, c’est grâce à la générosité de la famille de Guillaume Fatio, dont le souvenir est désormais pour toujours attaché à ce centre culturel, lieu de rencontre académique entre Genevois et internationaux.

Revenons à nos calculs. Des Fr. 31.435,80 qui restaient, retranchez-les Fr. 10.000,- du don Taylor : il ne reste plus que Fr. 21.435,80, qui comprennent Fr. 3’000,- de prix aux titulaires des premières maturités classique, réale latine et scientifique du Collège. Nous voici à Fr. 18.435,80. Il faut encore en déduire Fr. 3.735,80 remis à la Bibliothèque publique pour l’achat de divers ouvrages et Fr. 700,- consacrés au classement des papiers de l’arabisant Max van Berchem. Il reste Fr. 14’000.- : c’est tout ce qu’au cours du dernier exercice la Société académique a pu consacrer aux quatre facultés des sciences morales, qui ont la charge de former très exactement les deux-tiers des étudiants de notre université (au semestre d’été 1965, 2687 sur 4010).

Ces Fr. 14’000.- comprennent les allocations dont le détail se trouve sur la forme imprimée de ce rapport (archive de la Société académique de Genève).
Fr. 14’000.- sur 170’000.-, cela fait moins de 9’%. La disproportion des montants alloués aux facultés des sciences et de médecine d’une part, aux facultés des sciences humaines de l’autre, est flagrante. Elle est partiellement accidentelle : ces dernières années, elle n’a jamais été aussi marquée, et nous espérons qu’un certain équilibre se rétablira dès l’exercice en cours. La situation n’en est pas moins préoccupante. Elle reflète, en effet, le grave sous-développement de l’infrastructure des sciences humaines dans nos universités.

Chargés de tâches académiques incomparablement plus lourdes que leurs devanciers, les professeurs ont de moins en moins de temps pour leurs travaux personnels. Le nombre des étudiants a considérablement augmenté. Il a quadruplé en un quart de siècle. Cela implique un nombre accru de travaux à corriger, de mémoires à lire, de thèses à diriger, d’étudiants à suivre et à conseiller. Les séances administratives, parallèlement, se multiplient ; les rapports à établir, les formules et questionnaires à remplir, la paperasse à lire et à produire, tout cela s’accumule, croît géométriquement, entrave le travail scientifique proprement dit. On révise les règlements à longueur de semestres, on convoque à longueur de semaines des séances de commission ; le temps des savants est accaparé par ces besognes; la qualité de l’enseignement en souffre; les activités de recherche s’étiolent; les publications se raréfient…

Mais direz-vous, Ia situation est la même pour tous. C’est vrai. Il y a toutefois une différence fondamentale : à de rares exceptions près, les professeurs des facultés des sciences morales n’ont ni instituts, ni laboratoires, ni personnel pour les décharger d’une part au moins de ces besognes. Ils n’ont personne à qui dicter une lettre, personne qui puisse répondre pour eux au téléphone, prendre un message, fixer un rendez-vous. Le nombre des assistants à plein temps est minime. Dans mon domaine – les sciences de l’Antiquité -, il n’y en a qu’un pour sept professeurs ! Bref, le sous-équipement est général.

Face à ces professeurs surchargés, accablés même, les chercheurs qui sont au bénéfice d’un subside personnel du Fonds national, voire d’un simple subside de recherche, et qui sont libérés de beaucoup des obligations qui pèsent sur leurs collègues, font ligure de privilégiés. O fortunatos nimium… sua si bona norint !

La crise des sciences humaines est générale. Le Fonds national, qui est en principe disposé à leur réserver 18 % de ses subsides, n’a pu ces dernières années, faute de requêtes valables en nombre suffisant, leur en attribuer plus de 10 à 11%.
Notons au passage qu’on rendrait le plus mauvais service aux sciences humaines si on ne leur appliquait pas, pour les allocations de ressources, des critères aussi rigoureux qu’aux sciences physiques, naturelles ou médicales.

La solution, il la faut chercher dans une réforme de l’infrastructure des Facultés. Cette réforme devrait tendre – sans pour autant 1léloigner de ses étudiants – à libérer le professeur de certaines besognes, à le mettre au bénéfice de certaines commodités élémentaires, de manière à lui rendre les loisirs indispensables au vrai travail scientifique.

Sous ce rapport, le projet de révision partielle de la Loi sur l’Université, soumis récemment par le Conseil d’Etat au Sénat universitaire, est profondément décevant. En cherchant à prolonger Ia durée des semestres, en refusant d’instaurer l’année sabbatique, les auteurs du projet prouvent qu’ils n’ont rien compris au problème fondamental qui nous occupe en ce moment. Puisse un Conseil d’Etat mieux informé et mieux inspiré refaire ce qu’un Conseil d’Etat mal inspiré a conçu.

Il importe que toutes les sciences progressent de pair. Laisser à la traine celles qui ont pour objet la connaissance de l’homme, alors que celles qui permettent à l’homme d’asservir de plus en plus les forces de la nature et d’accroître démesurément sa puissance progressent à pas de géants, c’est aggraver un déséquilibre déjà fort dangereux. Aussi la Société académique espère-t-elle que les circonstances lui permettent de contribuer, dans son modeste champ d’activité, à atténuer ce déséquilibre.

Une prépondérance excessive des sciences dites exactes et de la technologie est chose malsaine. On est en train de s’en apercevoir en Amérique où, l’enseignement secondaire, la part des humanités, celle du latin notamment, est en très sensible progression. Un des dangers qui guettent notre civilisation, c’est le culte de l’utile. Il y a intérêt, sous ce rapport, à méditer les propos que tient l’étranger athénien dans les Lois de Platon et que reprend, en les développant, l’auteur de l’Epinomis :

Les barbares, constate Platon, ont inventé et développé les sciences ; mais ils n’ont pu les porter que jusqu’à un certain niveau. C’est qu’elles étaient esclaves, chez eux, de l’utilité. Les Babyloniens étudiaient l’astronomie pour mieux établir le calendrier ; les Egyptiens, la géométrie, pour pouvoir refaire le cadastre après f inondation. Les Grecs, eux, ont affranchi les sciences des entraves de l’utile ; ils les ont libérées, et elles ont connu un prodigieux essor.

Cette libération des sciences par les Grecs est un fait historique. La Renaissance a marqué pour elles une nouvelle émancipation ; l’élan qu’elles ont pris alors a porté notre civilisation et la porte encore. Mais qu’on y prenne garde : des forces sont à l’œuvre qui tendent à réasservir les sciences et les techniques à l’utile. Les sciences humaines n’ont-elles pas pour mission de mettre en garde contre cette tentation, de revendiquer sans cesse la liberté nécessaire ?

Notre société ne doit-elle pas, dès lors, tout faire pour aider ces sciences, pour les encourager, dans la mesure de ses moyens, et à l’égal des autres sciences ?

Mais on ne peut valablement aider que qui s’aide soi-même !