Rapport annuel de la présidence 1913-1914

Barthélémy BOUVIER, président
27 novembre 1914

 

 Mesdames et Messieurs,

Les impressions laissées par la célébration de notre 25ème anniversaire et les efforts de quelques-uns des membres de notre Comité ont influé sur notre recrutement.

Nous avons enregistré comme membres à vie MM. René Hentsch, Pierre Gautier, Lucien Celiérier, les docteurs Léon Gautier, Charles Martin-Du Pan, René Martin et Madame David Tissot. La Société des Arts et la Société de géographie se sont inscrites également et ce témoignage de leur amitié nous a été particulièrement agréable.

Le nombre de nos membres ordinaires s’est aussi accru de 84 nouvelles inscriptions et atteint actuellement le chiffre de 585.

Nous avons eu en revanche à déplorer le départ de quelques-uns de nos plus anciens adhérents, parmi lesquels M. Alexandre Ramu, M. le Dr Cordès, M. Edouard Desgouttes, M. le Dr Auguste Barde.

A cette occasion, nous voudrions renouveler un vœu que nous avons exprimé précédemment, celui de voir tous les professeurs sans exception et tous les privat-docents de l’Université regarder comme un devoir de faire partie d’une société qui concourt avec eux, bien que par des moyens plus terre à terre, au bien de la maison.

Les générations successives d’étudiants n’ont jamais cessé de nous témoigner leur affectueux intérêt, la liste des dons qu’ils ont, année après année, prélevés sur le produit de leurs soirées en fait foi. Nous voudrions qu’après avoir été compléter leurs études à l’étranger et lorsqu’ils viennent reprendre leur place dans la famille genevoise, ils nous donnent cet encouragement de s’inscrire individuellement comme membres de la Société académique.

Nous avons reçu de la Société des étudiants français 100 Fr., de M. le D. Edouard Martin 100 Fr., de M. Arthur King 100 Fr., de M. Théodore Flournoy 200 Fr., de M. Alexis Lombard 1000 Fr. Si vous consultez notre rapport, vous verrez que tous ces dons viennent s’ajouter aux libéralités que ces mêmes généreux amis nous ont faites antérieurement ; nous les en remercions sincèrement.

Nous avons reçu pour notre compte ordinaire : en souvenir de Mme Alfred Martin, 200 Fr., en souvenir de M. Alexandre Claparède, 500 Fr. ; pour le Fonds du Livre de l’Université : de M. Guillaume Favre, 100 Fr. ! pour le Fonds Edouard Claparède, en souvenir de M. Alexandre Claparède. 200 Fr. ; pour le Fonds auxiliaire de la Bibliothèque publique, de M. Maurice Bedot, 100 Fr., de M. Guillaume Favre, 100 Fr.
Nous sommes profondément reconnaissants de ces témoignages de l’inépuisable intérêt de nos concitoyens pour l’Université.

La plupart d’entre vous, Mesdames et Messieurs, vous êtes allés à Berne cet été ; au milieu d’une architecture nouvelle pour nos yeux, mais qui ne manquait ni de force ni d’harmonie et qui, en tout cas, présentait le mérite d’être adaptée à ses fins. Vous avez parcouru ces jardins parés de fleurs où se pressait une foule ordrée et joyeuse, à laquelle Ia présence de beaucoup d’étrangers n’ôtait rien de son caractère très suisse ; vous avez parcouru aussi ces halles et ces pavillons où se manifestait, dans des domaines si divers, une activité intelligente et prospère. Vous avez été frappés non pas seulement à la dignité de ce peuple d’hommes libres, mais de la variété de ces aptitudes, de la place primordiale qu’il accorde aux intérêts généraux, du concours des citoyens à la chose publique, du rang qu’occupent dans leurs préoccupations l’instruction et l’éducation.

Nous avons participé d’une manière modeste et qui vous a sans doute échappé à notre Exposition nationale ; la collection de nos rapports, le livre du Jubilé, dans lequel M. Arnold Pictet a retracé l’œuvre de la Société académique pendant ses 25 premières années, et deux tableaux graphiques montrant, l’un, l’accroissement graduel de nos divers fonds, l’autre, la répartition de leur emploi.

M. le prof. Chodat a été, ce printemps, chargé par la Confédération d’une mission scientifique au Paraguay et au Brésil central. Ce voyage dans le pays compris entre les fleuves Parana et Paraguay, voyage difficile et entouré de dangers, a commencé au milieu de juin et devait durer jusqu’à la fin du présent mois. Toutes les expéditions analogues entreprises par d’autres professeurs des universités suisses ont été subventionnées aussi par les cantons et par les sociétés scientifiques ou académiques des cantons. Nous n’ayons pas hésité à allouer dans ce but à M. le prof. Chodat une somme de 1000 Fr. égale à celle que lui allouait le Département de l’Instruction publique.

Cette expédition est l’aboutissement logique de longues études préparatoires sur la flore du Paraguay. On sait que notre éminent professeur a entrepris dès 1896 un travail très complet sur ce sujet.

C’est avec quelque anxiété que nous l’avons suivi par la pensée pendant ces longues semaines ; aussi, avons-nous été bien heureux d’apprendre qu’il avait donné dernièrement les nouvelles les plus favorables sur la réussite de son exploration. Celle-ci ne peut manquer d’être féconde pour la science et d’ajouter au renom de l’école botanique genevoise.

Nous avons aussi participé par une allocation de 500 Fr. aux frais d’une mission confiée par le gouvernement du Maroc à M. le prof. Edouard Montet. Malgré l’état de guerre, M. Montet a pu réunir une riche documentation sur l’Université musulmane de Fez et sur son organisation ; il a pu reconstituer l’histoire de la célèbre bibliothèque de Karaouïne dispersée et réputée perdue. Il lui a été permis d’examiner un grand nombre de documents arabes, en grande partie inédits. Le général Liautey lui a beaucoup facilité ses recherches par les moyens qu’il a mis à sa disposition ; il a eu aussi fort à se louer du concours que lui ont prêté les savants musulmans de Rabat et de Fez.

Vous n’avez pas oublié que nous avons précédemment muni la Faculté des lettres des premières séries de photographies de sculptures antiques de la collection Bruckmann. Nous avons été heureux d’acquérir pour la Faculté les dernières séries parues de cette excellente publication.

Nous lui remettions en même temps les intérêts du fonds Schwitzguebel, qui lui ont servi cette année à l’achat, pour sa bibliothèque, d’une grande partie des auteurs grecs et latins de la collection Teubnérienne. L’antique maison Teubner, une des plus importantes maisons d’éditions universitaires d’Allemagne, a publié des éditions scolaires et savantes de Ia plupart des auteurs grecs et latins connus. Ce sont des instruments d’étude dont il est impossible de se passer.

La Société pour la lutte contre le cancer, constituée en 1907 avec un capital trop faible eu égard au coût élevé des recherches qu’elle espérait entreprendre, n’a pas rencontré la continuité des appuis officiels et privés qui lui auraient été nécessaires. Son fondateur et principal collaborateur a désiré donner une autre forme à son activité, et la Société a procédé à sa dissolution.

La Société académique a été, à cette occasion, sollicitée de recevoir des mains du liquidateur l’actif restant disponible en espèces et en instruments pour l’affecter à une œuvre philanthropique, ainsi qu’il avait été prévu à l’origine.

Nous n’avons pas cru devoir nous soustraire à cette mission honorable : M. le prof. Mayor nous a rendu le grand service de déterminer quels étaient les laboratoires auxquels les instruments pourraient être le plus utiles, et M. le Dr Barth nous a fort aidés dans cette répartition.

Ces instruments ont tous été munis d’une plaque portant le nom de l’Institut anticancéreux. Conformément au désir de cette société, ils pourraient être réunis, si une organisation ayant le même but spécial voyait de nouveau le jour.

L’avoir en espèces, lorsqu’il aura été déterminé par le liquidateur et remis entre nos mains, sera porté par nous dans un compte spécial.

L’homme qui aura trouvé le mystère de cette redoutable maladie et le moyen d’en diminuer Ia fréquence aura rendu un grand service à notre pauvre humanité. Nous voulons espérer que ce sera un Genevois, mais nous devons reconnaître que ce genre de recherches réclame des moyens matériels que de petits pays peuvent difficilement réunir.

Il y a à Bourg-St-Pierre, sur la route du Grand St-Bernard, un petit enclos consacré à l’acclimatation et à la conservation des plantes alpestres ; c’est le jardin de la « Linnæa ». Ce jardin appartient à un société internationale subventionnée par la Confédération et qui le tient ouvert aux visiteurs et aux savants ; ceux-ci ne se sont pas fait faute de l’utilise pour leurs études et d’importants mémoires dus à M. Casimir de Candolle, au prince Roland Bonaparte à MM. les prof. Chodat et Sauvageon y ont vu le jour. Plusieurs thèses de botanique ont conduit des étudiants à séjourner dans ces hauts parages.

Mais une société dont les membres sont peu nombreux et éloignés les uns des autres pouvait difficilement faire face à ses devoirs de propriétaire. La « Linnæa» a songé à se dissoudre et nous a offert de nous faire cession de son jardin, dont nous aurions ainsi assumé non seulement la possession, mais l’entretien et la surveillance.
Votre Comité n’a pas cru devoir accepter ce cadeau avec ses charges ; la qualité de propriétaire foncier dans un lieu éloigné et dans un autre canton nous a paru entrainer des responsabilités, financières et autres, que vous ne nous auriez pas vus prendre volontiers.

Nous pouvions en revanche travailler à constituer, comme nous l’avons fait en d’autres occasions, un fonds spécial dont les intérêts faciliteraient la tâche des propriétaires du jardin et amélioreraient son utilisation.
Nous l’avons fait, et c’est avec la plus grande reconnaissance que nous avons recueilli les dons suivants faits dans ce but spécial : de feu M. Edouard des Gouttes, 250 Fr. ; de M. le Dr Goudet, 500 Fr. ; de M. Casimir de Candolle, 500 Fr. ; d’un anonyme, 100 Fr. ; de M. Ernest Hentsch, 1000 Fr.

Nous avons pris l’initiative de vous adresser, il y a quelques semaines, un appel pour vous engager à soutenir personnellement notre institution d’enseignement supérieur en suivant, en qualité d’auditeurs, quelques-uns des cours qui sont accessibles au public cultivé. Il nous a paru que, dans un temps où chacun est naturellement porté à renoncer aux distractions frivoles, la recherche des occupations intellectuelles répondait à vos propres vœux. Le programme des -cours de l’Université, que le Département de l’Instruction publique nous a autorisés à vous adresser, vous aura montré quels domaines variés nos distingués professeurs s’offrent à étudier avec vous.

Les travaux accomplis à bord de notre petit bateau scientifique l’Edouard Claparède se sont effectués conformément au plan dont notre collègue, M. le prof. Emile Yung, vous a fait part il y a trois ans. Les mêmes collaborateurs auxquels nous avons rendu hommage dans le rapport présidentiel de l’année dernière lui sont restés fidèles. Plus de cent cinquante coups de filet ont été donnés en différents points de notre lac, et une quinzaine de draguages ont été pratiqués dans sa plus grande profondeur, sur cette ligne de Lutry à Evian qui est devenue le siège de la plus grande activité du personnel de notre Station de zoologie lacustre.

Les résultats de ces recherches ont été communiqués à nos sociétés savantes. A la suite de la présentation par M. Emile Yung à l’Académie des Sciences de Paris d’une note sur la distribution verticale du plankton dans les eaux du lac de Genève, plusieurs savants français et allemands sont entrés en relations avec notre Station en vue d’établir dans leurs pays des règles en harmonie avec celles que nous avons adoptées.
Inutile de dire que la campagne d’été, d’ordinaire la plus fructueuse à cause de la continuité que lui assurent les vacances universitaires, a été cette année entièrement compromise par les événements guerriers. A peine M. Yung venait-il d’installer ses appareils au port de Lutry, point de départ de ses explorations estivales, que la mobilisation de notre armée et surtout l’interdiction de l’emploi de la benzine, qui le privèrent à la fois du chauffeur et du combustible, le réduisirent à un repos forcé. Et, comme tant d’autres, notre petit navire attend, dans le recueillement et le silence, des temps meilleurs, vivant du magnifique

souvenir de ce jour de lumière du 4 juillet où il eut le joyeux honneur de participer, en costume d’apparat, revêtu de nos bannières nationales, aux fêtes nautiques du glorieux Centenaire de notre république.

Les intérêts du Fonds auxiliaire de la Bibliothèque publique et universitaire ont servi cette année à l’achat de deux très précieux ouvrages illustrés demandés par le Muséum d’histoire naturelle et relatifs aux lépidoptères.

Ceux du Fonds Moynier ont permis de continuer les abonnements d’une cinquantaine de revues de sciences sociales, de droit et d’histoire.

Enfin, Mesdames et Messieurs, vous vous associerez à moi pour remercier les journaux de notre ville qui, chaque année, rendent compte de notre Assemblée et qui contribuent ainsi à faire toujours mieux connaître à nos concitoyens le moyen que leur offre la Société

académique de travailler au développement de notre Université. Je remercie aussi nos banquiers, M. G. Pictet et Co., de leur constante bienveillance.

Parmi les nombreuses sociétés dont le but est essentiellement national, la Société académique est une de celles qui prennent le plus constant intérêt aux manifestations de la vie genevoise. Ce n’est pas une prétention déraisonnable d’associer son existence au cercle plus étendu de la vie commune.

Rarement ce court espace de temps qu’on appelle une année a vu se produire tant d’événements divers, rarement la paix, la prospérité, l’enthousiasme patriotique ont cédé plus brusquement la place aux notes menaçantes, aux ultimatums brutaux, aux violations de traités et bientôt aux horreurs de la plus terrible des guerres.

Il y a une année, nous étions réunis pour fêter le 25ème anniversaire de notre Société. Après des débuts  modestes et une croissance trop lente à notre gré, elle pouvait faire passer devant vos yeux les résultats de son activité et elle recueillait avec une grande et reconnaissante émotion les témoignages de gratitude de nos magistrats et de nos professeurs.

Quelques semaines après, et comme si leur amour de la liberté avait obscurément frémi, les Genevois fêtaient avec une dignité, mais aussi avec une intensité de sentiments bien remarquables l’anniversaire de la Restauration.

Le cortège de nos syndics, parcourant les rues sous un soleil glacé, faisait renaître dans nos cœurs les résolutions et les serments de nos ancêtres.

Pendant tout ce printemps, les préparatifs de nos fêtes de juillet occupaient une partie de la population. Un spectacle d’une incomparable beauté, parant nos souvenirs historiques des richesses d’un art génial et associant la nature elle-même à la confection d’un décor comme aucun théâtre n’en a jamais eu, unissait Genevois et Confédérés dans un véritable cantique d’actions de grâces.

Hélas ! quelques jours s’étaient à peine écoulés, qu’éclatait la guerre. Si ces actions de grâces étaient justifiées pour le passé, combien ne se sont-elles pas davantage pour le présent ! Au milieu des deuils, des souffrances imméritées, des villes dévastées, du lamentable et tragique troupeau des pauvres gens chassés de chez eux, nous sommes épargnés.

Mais si notre cœur est agité d’une immense pitié, notre esprit ne l’est pas moins de mille pensées diverses. Je ne vous parle pas des angoisses que peuvent nous faire éprouver nos sympathies personnelles, ni de celles que suscitent les malheurs inouïs qui ont frappé un autre pays neutre, mais de celles, d’un caractère moins sentimental, qui résultent de l’ébranlement de nos croyances les plus profondes.

N’est-ce pas une angoisse de constater que les efforts de soixante ans pour adoucir la guerre ont été anéantis, que des engagements solennels signés dans ce but sont tenus pour nuls et non avenus, que, sur une question où notre propre existence nationale est intéressée, l’âme suisse ait pu se diviser, qu’une des deux civilisations auxquelles nous nous rattachons puisse être en danger ?

Ne sommes-nous pas épouvantés que le succès, la domination, la richesse aient été les idéals de toute une génération et que les moyens de les obtenir ne soient pas soumis à une plus sévère critique ? N’éprouvons-nous pas une crainte des changements auxquels nous allons assister ? Quelles tendances sociales, quelles hégémonies vont triompher ? L’humanité va-t-elle vers de nouvelles libertés ou vers de nouveaux esclavages ? Est-ce plus avant dans Ia nuit ou vers une nouvelle aurore ?

Un des plus grands prophètes hébreux disait déjà : « Les ténèbres ne régneront pas toujours sur la terre où il y a maintenant des angoisses.»

Les intellectuels des pays belligérants jouent en ce moment un rôle nouveau et important. Ceux de notre pays ont peut-être aussi quelque chose à dire ; ils peuvent répéter ce qu’ont dit excellemment quelques-uns de nos journaux, à savoir qu’il importe par-dessus tout d’être d’accord entre confédérés ; en pensant à la paix qui reviendra bientôt, ils peuvent en préparer les voies en encourageant chacun à s’exprimer avec modération, à ne pas attiser les haines ; ils peuvent détourner les esprits de cette tension fiévreuse et exclusive vers les choses de la guerre, empêcher qu’on ne colporte des faits horribles dont la certitude n’est pas établie et répandre au contraire le récit des actes de charité, qui heureusement ne sont pas moins fréquents.

Les réparations définitives, la réconciliation des esprits dans la justice, ce n’est pas notre génération qui les consacrera ; ce sont les étudiants d’aujourd’hui et leurs contemporains. Qu’ils s’y préparent par le travail, par la recherche humble et loyale, en utilisant les ressources que le passé et le présent mettent à leur disposition dans cette Maison où, depuis trois siècles et demi, les générations successives sont venues apprendre le respect de la vérité.