Rapport annuel de la présidence 1966-1967

Olivier REVERDIN, président
28 novembre 1967

 

 

Mesdames, Messieurs,

En ouvrant cette 79ème Assemblée – la Société Académique vient d’entrer dans la quatre-vingtième année de son âge ! – je commencerai, fidèle à la tradition, par rendre hommage à la mémoire de ceux de nos membres qui sont morts au cours de l’exercice. Ce sont : Le professeur Maurice Roch, membre à vie, qui fut recteur il y a une quarantaine d’années, et prit deux fois la parole ici même, en cette qualité, à l’occasion de notre assemblée générale. Pour des générations de médecins, Maurice Roch est resté le « patron » par excellence, celui qui les a formés et dont ils ont admiré l’entière consécration à l’enseignement académique.

Le professeur Erwin Rütishauser, dont la science rigoureuse, l’esprit profondément original et volontiers paradoxal, l’exceptionnel goût artistique ont marqué tous ceux qui ont bénéficié de l’enseignement de très haute qualité qu’il leur a dispensée dans le très vétuste institut de pathologie.

Le Dr Charles J. Bernard, ce Genevois qui fut ministre de l’agriculture aux Indes néerlandaises et qui présida longtemps l’Union internationale pour la conservation de la nature, dont il contribua à fixer le siège en Suisse.

Le Dr Blaise Genequand, qui a fait à Bâle, dans l’industrie chimique, une carrière trop tôt interrompue, était membre bienfaiteur de notre Société, dont il suivait attentivement les activités.

Nous avons encore perdu cinq membres à vie, à savoir le professeur Edouard Poldini, MM. Georges Jacot, Paul Lenoir, Charles de Loës, et Ernest Trembley, et deux membres à cotisation annuelle, MM. Stéphane Bohrhauer et Albert Bourrit.

Si nous avons eu à déplorer le décès de onze de nos membres, nous en avons vu 138 nouveaux rallier nos rangs, et pour la première fois, nous sommes plus de mille. Notre trésorier vous donnera des précisions à ce sujet.

Ce n’est pas seulement dans l’effectif de ses membres que la Société Académique s’est renforcée. Lors de notre dernière assemblée, je vous annonçais la création d’un nouveau fonds, au capital d’un million et demi, en chiffre rond.
Cette somme nous a été léguée par feu Madame Berthe Bonna-Rapin, en souvenir de son père, le Dr Eugène Rapin. Les revenus serviront à encourager Ia recherche et à soutenir l’enseignement dans le cadre de la Faculté de Médecine.

Cette année, ce sont les juristes qui sont l’objet de largesses. Un donateur qui tient à conserver l’anonymat tant qu’il vivra (et nous souhaitons qu’il le conserve longtemps !) remettra en effet Fr. 50.000,- à notre Société le 27 décembre. Ce premier versement permettra de constituer un fonds pour les publications de la Faculté de droit. Si ce généreux donateur m’interdit de vous révéler son nom, il ne saurait m’empêcher de lui dire ici la très grande reconnaissance de la Société Académique pour la confiance qu’il lui a témoignée.

Nous avons reçu d’autres dons et legs, en particulier un legs de Fr. 5.000,- de feu Madame Paul de Saffin, née Marie Sarasin, que beaucoup, parmi nous, se souviendront avoir vue à nos assemblées: elle était passionnément attachée aux institutions qui, à ses yeux, servaient cette Genève de l’esprit qui était sa vraie partie.

Les allocations versées par la Société Académique pendant l’année académique 1966-1967 se sont montées à Fr. 175.886,30 (y compris une bourse de Fr. 6.000,- qui ne sera comptabilisée, pour des raisons formelles, que pendant le prochain exercice).

Sur ce montant, Fr. 76.925,80 ont été affectés au Centre culturel universitaire, qui occupe, comme vous le savez, la villa Rigot, aujourd’hui entièrement rénovée. En plus des locaux de réception, au rez-de-chaussée, que beaucoup d’entre vous connaissent, et qui ont été restaurés grâce aux dons des enfants de Guillaume Fatio, il y a maintenant, aux étages supérieurs, cinq chambres pour les hôtes de l’Université et un appartement pour le gérant. L’Université dispose désormais, avec ce centre, d’un précieux instrument de travail ; les réunions et les séances s’y succèdent ; souhaitons qu’il soit toujours plus mis à contribution !

Si l’on retranche ces Fr. 76.925,80 de la villa Rigot et les trois prix de Fr. 1.000,- décernés aux élèves du Collège qui ont obtenu en juin dernier les premières maturités classique, réale latine et scientifique, il reste un montant de Fr. 95.930,30 que la Société Académique a distribués à l’Université, à ses facultés et instituts, à ses maîtres et à ses élèves.

Sciences humaines : L’année précédente, les allocations versées aux facultés des sciences humaines et aux activités qui leur sont proches représentaient moins de 10% du total. Notre Comité s’en était ému. N’est-il pas essentiel, qu’au moment où les sciences exactes, physiques, naturelles, et les prolongements technologiques permettent à l’homme de décupler, de centupler sa puissance et son empire sur la nature, on voue une attention plus vigilante que jamais aux disciplines qui ont pour objet la connaissance de l’homme lui-même, à travers les civilisations, les arts, les littératures qu’il a créées, les langues dont il se sert, les structures de sa pensée ?

Au cours de l’exercice dont je vous rends compte, la situation a été pleinement rétablie : les sciences humaines ont reçu près de la moitié de nos allocations !
Le détail se trouve sur la version imprimée de ce rapport.

Sciences exactes, physiques et naturelles : Avec un montant total d’allocations de Fr. 50’460, la Faculté des sciences a reçu, en chiffre rond, la moitié de ce qu’à distribué la Société Académique dont le détail se trouve sur la version imprimée de ce rapport.

Vous l’aurez sans doute remarqué : des subsides d’un montant total de Fr. 32.700,- ont été accordés à 15 jeunes licenciés et licenciées dans le but de leur permettre soit de compléter à l’étranger leur formation, soit de participer à des colloques ou des congrès, soit d’entreprendre des voyages d’étude, soit de publier leur thèse ou d’en poursuivre la préparation. I-a formation de la relève académique est actuellement une tâche prioritaire. Il est naturel que notre Société l’encourage dans la mesure où ses moyens le lui permettent.

Les livres et les manuscrits sont les instruments de travail et de recherche des sciences humaines et des mathématiques. Dans les allocations de 1a Société Académique pour l’exercice 1966-1967, on trouve plus de Fr. 33.000,- destinés à l’acquisition ou à la mise en valeur de livres et de documents.

Après vous avoir donné ces précisions sur les sommes que notre Société a été et mesure d’accorder à l’Université en 1966-1967 (leur montant total approche de Fr. 200.000,- y compris divers prélèvements sur le capital de fonds destinés à être dépenses), vous me permettrez de vous présenter, comme votre président 1e fait d’ailleurs chaque année, quelques considérations de caractère plus général.

Une motion, vous le savez, a été déposée au Grand Conseil par M. Guy Fontanet député. Elle tend en fait à soumettre les activités académiques au contrôle d’une « commission consultative de coordination » recrutée en dehors de l’Université.

L’intention est bonne ; la solution préconisée, déplorable. Une commission consultative ne saurait coordonner : il faut pour cela des pouvoirs d’exécution.
Une commission qui a pouvoir de coordonner ne saurait être qualifiée de consultative. Il y a confusion à la fois dans les termes et dans la conception. On notera en outre que la coordination universitaire exige tout à la fois une volonté politique claire et une compétence indiscutable. Or on voit mal d’où les membres d’une telle commission tireraient la compétence qui leur permettrait d’intervenir utilement dans les affaires de l’Université.

On ne saurait toutefois se contenter de ces remarques critiques : l’initiative de M. Fontanet est inspirée par des préoccupations légitimes !

Si l’on tient compte des constructions en cours et des subsides du Fonds national, le budget de l’Université de Genève est de l’ordre de grandeur de 50 millions de francs. C’est plus qu’il n’en faut pour que l’opinion publique s’intéresse activement aux affaires universitaires, pour que les contribuables tiennent à s’assurer du bon emploi de sommes aussi considérables. Le poids budgétaire des quelque cinq mille étudiants qui se forment à Genève – et les deux tiers viennent de l’extérieur *, les centaines de professeurs, de chargés de cours, de chefs de travaux, d’assistants auxquels il faut verser des traitements, les bâtiments que l’on voit surgir de terre ou que l’on transforme, les appareils de plus en plus coûteux dont les chercheurs demandent l’acquisition, tout cela prend de la place dans la République, frappe la vue et l’imagination, excite une curiosité qui n’est pas à priori bienveillante; tout cela explique que l’Université soit l’objet d’une sollicitude politique dont elle se passerait, qu’elle intéresse le parlement et les partis.

Pour vivre heureux, vivons cachés, dit le grillon de la fable. L’Université ne peut plus vivre cachée. Elle ne peut plus s’abstraire du vacarme, des incohérences du monde qui l’entoure et dont elle dépend. Elle n’est plus un monastère où, sub specie aeternitatis, de purs esprits contemplent les réalités immuables.

Le siècle a besoin d’elle. Il la veut séculière. Tel est son destin. C’est en vain qu’elle chercherait à s’y soustraire.

L’Université a des comptes à rendre à la cité. Elle doit accepter, que dis-je : elle doit chercher avec la cité un dialogue auquel elle a trop longtemps préféré se soustraire. Et qui dit cité, dit industrie, économie, politique. L’Université, enfin, doit apprendre à parler « comme à Saint-Jean parlent les crocheteurs » : la cité doit pouvoir comprendre son langage.

De ce dialogue nécessaire, la Société Académique s’efforce depuis quatre-vingts ans d’être le truchement. Elle a jeté un pont entre l’Université et une partie de la cité ; elle a stimulé la générosité privée et recueilli les fonds qui lui permettent, année après année, les libéralités que vous savez. Interprète de la partie du peuple genevois qui s’est jusqu’ici activement intéressé aux problèmes académiques, elle a incité discrètement mais opiniâtrement l’Université à réformer ses structures, à dialoguer avec la cité par l’intermédiaire du Conseil académique auquel elle a donné, en la personne de M. André Fatio, son premier président. Une évolution est en cours à laquelle nous avons largement contribué. Ce n’est qu’un début. Nous sommes en l’an II du premier rectorat nouveau style. L’Université n’a que depuis quelques mois un responsable de l’information, de la presse et des relations publiques, mais cet « attaché de presse » ne dispose pas encore des services qui lui sont indispensables. Il convient donc de progresser dans la direction où l’on s’est déjà engagé, de donner au Conseil académique plus d’indépendance (ses membres sont actuellement choisis et nommés par l’Université ce qui est une erreur : ce n’est pas l’Université qui doit choisir ses interlocuteurs: c’est la cité qui doit les lui imposer!).

Il faut prouver que la liberté académique et l’autonomie universitaire, vénérables flacons, peuvent contenir le vin nouveau de l’université contemporaine.

On parle beaucoup de l’autonomie de l’Université ; on la dit en danger. Elle existe, c’est un fait, pour tout ce qui concerne l’enseignement, qu’il s’agisse des programmes, de l’ouverture vers les disciplines nouvelles, du choix des professeurs. Ce qui manque, en revanche, c’est une certaine autonomie de gestion dans le cadre d’un budget approuvé par les autorités de l’Etat. Cette autonomie de gestion est indispensable si on veut que l’Université se sente pleinement responsable ; mais le corollaire en est que cette gestion soit contrôlée par ceux qui sont comptables de la bonne utilisation des fonds publics, autrement dit qu’elle soit suivie et examinée de près par l’autorité politique.

Le grand problème, toutefois, c’est, comme nous l’avons dit, l’ouverture franche, sans complexes ni réticences, de l’Université sur le monde qui lui est extérieur. Les universitaires n’ont plus le droit d’aspirer à je ne sais quelle vie monacale, ni de considérer qu’ils compromettraient la pureté désintéressée de leurs activités en acceptant de vivre dans le siècle. Un des facteurs de l’évidente supériorité des Américains dans le développement de la civilisation moderne, qui est fille de la science et de 1a technologie, c’est qu’ils ignorent, et cela depuis fort longtemps, les barrières qui, trop souvent, séparent en Europe le monde universitaire de l’industrie, de l’économie, de 1a politique. La vraie place de l’Université – et cela, les étudiants le sentent parfois mieux que leurs maîtres – est au cœur, non en marge de la cité. Ce n’est pas en rétrécissant son horizon que l’université se régénérera, mais en l’élargissant ; ses cadres doivent éclater comme ont éclaté les frontières de la science; le cloisonnement des disciplines, les barrières artificiellement dressées entre l’enseignement, la recherche fondamentale et la recherche appliquée, les nationalismes académiques surannés qui ont par exemple pour effet qu’il n’y a pour ainsi dire pas de rapports entre les universités romandes et l’Université de France, les obstacles qui, en Suisse même, limitent le passage d’une université à l’autre au cours des études. Tout cela doit être bousculé, renversé, abattu, déblayé si l’on veut que l’Europe rétablisse sa situation compromise.