Rapport annuel de la présidence 1917-1918

Henry FATIO, président
23 décembre 1918

 

 Mesdames et Messieurs,

Eu face des événements remarquables et tragiques l, auxquels nous assistons, les petites affaires de notre Société vous paraîtront bien mesquines. Nous aurions préféré nous abstenir de vous déranger, par ces temps d’épidémie surtout, pour vous en rendre compte ; mais si le droit doit primer tout en ce bas monde, force était de nous soumettre à son action en observant nos statuts.

Notre modeste activité a continué à s’exercer en faveur de notre Haute Ecole. Elle s’est même, pour la première fois, portée vers notre vieux Collège. Par suite de l’augmentation réjouissante des moyens mis par nos amis à notre disposition, nous voyons chaque année notre budget s’augmenter, et la liste, déjà longue, de nos subsides prendre des proportions intéressantes.

Que ne sommes-nous à même de faire plus encore, et de fournir à nos établissements d’instruction, en même temps que des instruments de recherches scientifiques, ce quelque chose, que nous ne saurions où acheter, qui leur permettrait de contribuer d’une façon efficace à la régénération d’une humanité qui ne peut et ne doit pas continuer à demeurer ce qu’elle était avant le cataclysme qui vient de Ia bouleverser !

En attendant d’avoir trouvé l’outil rêvé pour cela, nous nous sommes bornés à subventionner des chaires, à acheter des instruments ou des « racards ».
Vous vous demandez sans doute ce que c’est que cet appareil ? Ce n’est pas un appareil, mais un humble chalet du Valais, précédemment destiné à loger du foin et des chèvres et qui, sous la baguette de l’habile Directeur de notre Linnaea, va se transformer non pas en palais, mais en demeure très suffisante pour lui et les siens pendant le temps qu’il veut bien consacrer chaque été à ses élèves et aux plantes de notre jardin alpin.

La guerre et la grippe ont malheureusement entravé cette année l’activité habituelle de Ia Linnaea ; il s’y est pourtant fait du fort bon ouvrage. Voici ce que M. le professeur Chodat nous dit dans son rapport à ce sujet :
 » Le Dr Guyot a continué, de juillet à septembre, ses études sur le val Sorey. Nous rappelons à ce sujet que M. H. Guyot avait, en juin 1918, reçu de l’Université le prix Plantamour-Prévost pour un gros mémoire sur la « Géo-botanique du Val Sorey » (de la Linnaea jusqu’aux pentes supérieures du Combin et du Velan) ; Le rapporteur du prix Plantamour-Prévost, M. le prof. Paul-Jaccard, de l’Ecole polytechnique fédérale a donné de ces recherches, poursuivies pendant trois ans à la Linnaea, une appréciation très flatteuse  et estime que cette monographie alpine pourra servir de modèle à des travaux futurs dans d’autres régions des AIpes.
Sur notre conseil, l’auteur a appliqué à l’étude de la flore alpine les méthodes statistiques et biométriques (Raunkisser-Jaccard-Galton), qui n’avaient jamais été utilisées pour les Alpes et qui n’avaient jamais été appliquées avec autant de continuité et de scrupule à un territoire bien défini.
Enfin, nous avons demandé à M. Guyot de porter son attention sur la biologie proprement dite, rapport de la structure des plantes avec le milieu, visite des insectes à la limite de la végétation er au début de l’année, etc., questions rarement étudiées jusqu’ici dans les Hautes-Alpes.
Cette année aussi M. Guyot a poursuivi ces derniers problèmes de manière à constituer un ensemble aussi complet que possible sur la flore la plus proche du jardin et du laboratoire de la Linnaea.
Nous avons nous-mêmes, dans le même esprit, poursuivi des recherches analogues sur les formations végétales qui caractérisent les croupes rocheuses qui se prolongent du pont d’Allèves à Brettemort et qui sont le chemin des espèces méridionales soit d’amont en aval, soit en choc de retour à partir des steppes du Bas-Valais.
Mlle Jauch, Dr ès sciences, a continué à trier des sols de la Linnaea et des sols divers de la nature environnant notre station botanique, tout un cortège de micro-organismes qui, par leur action combinée, préparent l’humus nécessaire à la végétation des plantes phanérogames.
M. Ludwig, un de nos élèves, a publié une thèse sur les levures des fruits alpins. Il a comparé les levures des fruits avec celles de la terre autour des buissons qui portent ces ferments. De son étude résulte une classification nouvelle par laquelle on peut chimiquement définir les levures et les fausses levures ».

Et pour conclure, M. le prof. Chodat nous dit :
« J’ose espérer que mon rapport confirmera votre Comité dans l’impression qu’il a que la Linnaea, est une annexe excessivement utile de l’Institut de botanique, et que cette station botanique, fondée en pleine guerre, se développera beaucoup plus dès que, la paix étant rétablie, les relations internationales redeviendront normales.
Déjà plusieurs savants, suisses et étrangers, m’ont exprimé le désir de pouvoir y travailler. Nous sommes certains que des cours de biologie alpine, concentrés sur trois ou quatre semaines, y attireraient une sélection de chercheurs et augmenteraient la réputation scientifique de notre Université à laquelle travaille d’une manière si désintéressée votre Société académique. »

Notre assistance aux études botaniques qui se font à notre Université sous la savante direction de M. le prof. Chodat, paraîtra bien modeste à côté du cadeau princier qui vient d’être fait, le printemps dernier, à notre Haute Ecole par les héritiers de Mme William Barbey-Boissier. Ils lui ont remis la célèbre collection de plantes connue dans le monde entier sous le nom d’Herbier Boissier, en y joignant la Bibliothèque botanique de leur père, qui est une des plus complètes qui existent.

Nous mentionnons ici ce lait important, parce qu’il a été fait appel à notre concours financier pour la reliure d’un certain nombre de publications de cette merveilleuse bibliothèque.

La Faculté des Sciences s’est encore adressée à notre caisse tant pour le cours d’anthropologie de M. le prof. Pittard que pour un cours de privat-docent sur le Calcul des probabilités fait par M. D. Mirimanoff, Dr ès sciences mathématiques de notre Université. Ce cours était aussi désiré par la Faculté des sciences économiques et sociales, les applications du calcul des probabilités intéressant une catégorie assez vaste d’étudiants en vue de l’examen critique des statistiques fournies par les sciences d’observation et les sciences économiques. Elles ont donné lieu récemment à une belle thèse de M. Ch. Jéquier sur leur rôle en psychologie expérimentale.

Avant de quitter le chapitre des sciences naturelles, mentionnons que nous venons de confier le commandement de notre bateau, l’Edouard Claparède, à une commission au sein de laquelle votre Société est représentée par trois membres de son Comité, MM. Edouard Claparède, Arnold Pictet et le président en charge. C’est elle qui dorénavant veillera au bon

entretien du bateau, qui le confiera aux savants qui désireront étudier la faune de notre beau lac et nous fera rapport chaque année sur l’emploi des revenus du fonds spécial que nous avons pour ce bateau et que nous aurons mis à sa disposition.

Les stipulations du legs Gillet nous y poussant, nous avons accordé, pour deux ans, une allocation à M. le prof. Borgeaud, lui permettant de consacrer plus de temps à ses travaux personnels et tout spécialement au Livre de l’Université. Elle lui donnait en même temps la faculté de faire appel au concours de jeunes historiens susceptibles d’occuper temporairement sa chaire. C’est ainsi qu’une de ses anciennes étudiantes, Mlle Marguerite Cramer, licenciée en droit, est venue, sous ses auspices, parler à notre Université de « L’Origine et du développement des zones franches et des territoires neutralisés autour de Genève ».

La Faculté des Lettres s’est encore adressée à nous en faveur du Cours de privat-docent sur la langue et sur la littérature rhéto-romanes, donné par M. le Dr Velleman. Cet enseignement, figurant pour la première fois au programme d’une Université suisse, nous a paru mériter tout notre intérêt. Nous espérons que la Confédération, dont le Président, M. le conseiller fédéral Calonder, a vivement encouragé les travaux de M. ie D’Velleman, jugera utile de subventionner une chaire rhéto-romane et de la créer à notre Université, qui aura été la première à ouvrir ses portes à nos Confédérés grisons pour l’étude de cette langue de race latine.

M. Roussy, secrétaire de l’Université, ayant entrepris la publication d’un Guide de l’étudiant à Genève, est venu nous demander notre concours financier pour le lancement de ce petit ouvrage, qui nous a paru fort utile et bien fait. Nous le lui avons donné en achetant un certain nombre d’exemplaires de son Guide, que nous le chargerons de remettre gratuitement aux personnes et institutions auxquelles il pourra faire utilement connaître les ressources de notre ville universitaire.

Quittant le bâtiment, qui devient de plus en plus étroit, des salles de cours et de laboratoires pour celui de notre Bibliothèque publique et universitaire, nous vous mentionnerons en passant le concours que lui apportent le Fonds auxiliaire et le Fonds Moynier, que nous gérons. Les revenus du premier ont permis de faire l’acquisition d’ouvrages de grande valeur à des conditions avantageuses, et ceux du second de continuer l’abonnement de quarante revues et journaux de sciences sociales.

Puis nous avons alloué les subsides voulus pour entreprendre la constitution du Catalogue général des bibliothèques scientifiques genevoises que vous mentionnait notre rapport de 1916. Ce gros travail est maintenant en bonne voie d’exécution sous la direction compétente du directeur de la Bibliothèque publique et universitaire, notre collègue M. Gardy. Il comporte la réunion, en une seule série alphabétique sur fiches, des titres de tous les livres qui se trouvent dans les bibliothèques genevoises de caractère scientifique, littéraire et artistique et accessibles au public ou à une certaine catégorie de personnes (bibliothèques de facultés, de laboratoires, de musées, de sociétés, etc.) et a pour but, d’une part, de faire connaître aux travailleurs les ressources que leur offre notre ville et, d’autre part, d’éviter, autant que possible, les doubles emplois.

Les titres recueillis sont joints à ceux des livres de la Bibliothèque publique et universitaire. de manière à former un catalogue unique et à faciliter ainsi les recherches.
La Ville et l’Etat ont porté, chacun à son budget respectif pour 1919, une somme de Fr. 1500 pour permettre de continuer l’entreprise dès l’année prochaine, avec promesse de continuer cette subvention pendant cinq ans.
Tous les livres de la Faculté de théologie ont été inscrits sur fiches et classés, ainsi que ceux de la bibliothèque de la Compagnie des pasteurs. Le travail se tait maintenant pour celles de l’Observatoire, des laboratoires de physique et de zoologie. D’autre part, la Classe des Beaux-Arts a fait le travail à ses frais pour sa belle bibliothèque et nous espérons que son exemple sera suivi par d’autres institutions, ainsi que par les particuliers possédant des livres susceptibles d’être consultés avec fruit par étudiants et savants.

Au cours de ce dernier exercice, nous venons de procéder à la première distribution des Prix Gillet pour voyages, dont vous parlait notre rapport de l’an dernier. Ils ont été remis aux quatre élèves des quatre sections du Collège sortis premiers en rang à leurs examens de maturité.

Les lauréats sont MM. Humbert de Cerjat, en section classique ; Edouard Poncet, en section réale ; Georges Oumansky, en section technique ; et Emile Candoux, en section pédagogique. Pour recevoir la somme de Fr. 500 et Ia médaille que comportait chacun de ces prix, il fallait que chacun de ces jeunes gens fît un petit voyage d’études et nous en écrivît le récit. Avec la difficulté qu’on éprouve aujourd’hui à sortir de chez soi, leur tâche n’était pas facile. Un seul jusqu’ici, M. de Cerjat, a exécuté le programme mis à l’obtention du prix, et, s’il est aujourd’hui dans cette salle, je le prierai de venir recevoir la médaille à laquelle il a droit.

Puisque nous avons franchi les portes de l’Université, nous devons vous signaler encore ce que nous avons fait en votre nom en dehors de son cadre.

La bibliothèque et le laboratoire de l’institut J.-J. Rousseau (Ecole des sciences de l’éducation) avaient le plus urgent besoin d’être regarnis de livres et d’instruments. Gérants d’un fonds destiné à cette institution, qui rend de signalés services à bien des étudiants de notre Université, nous n’avons pas cru devoir refuser Ia demande qui nous était présentée par M. le professeur Bovet, l’un des fondateurs de l’Institut J.-J. Rousseau.

Ensuite, nous nous sommes fait recevoir membre à vie de la Société académique de Bâle, politesse rendue à cette société sœur qui avait fait de même avec la nôtre. Nous espérons voir un jour ces amis offrir, à leur tour, une bourse d’études à un étudiant genevois, comme nous venons de le faire cette année pour un jeune Bâlois, M. Emile Bürki, venu, sur la recommandation du recteur de son Université, compléter chez nous ses études de philologie romane et faire un peu connaissance avec notre milieu genevois.

Enfin, estimant que le féminisme était de saison, nous avons chaperonné la jeune Ecole de hautes études Féminines pour la préparation aux carrières sociales et nous sommes inscrits parmi ses membres à vie.

II nous reste maintenant le triste devoir de rappeler la mémoire de quelques membres que la mort nous a enlevés au cours de cet exercice. Ce sont, en particulier, MM. William Favre, James Odier, Dr Léon Revilliod, le professeur Yung, et notre très regretté président d’honneur, M. Casimir de Candolle.

« Héritier d’un grand nom porté déjà deux fois avant lui avec une extrême distinction, il avait, comme le disait si bien son biographe, conscience du rôle social qui lui était dévolu dans la petite république des sciences genevoises et dans le domaine international. Depuis Ia mort de son père, Alphonse de Candolle, il a rarement quitté son musée de la cour Saint-Pierre, y recevant les savants étrangers venus pour consulter l’herbier du « Prodrome », cette collection unique en son genre, l’une des colonnes maîtresses de la botanique systématique contemporaine. On y venait aussi travailler dans l’une des plus riches bibliothèques botaniques du monde, œuvre de patiente organisation à laquelle ont déjà collaboré quatre générations. Les botanistes genevois savaient, eux aussi, qu’ils seraient toujours les bienvenus dans cet asile de Ia science. Pendant longtemps, les instituts officiels, insuffisamment dotés, ont trouvé en M. de Candolle le plus désintéressé des collaborateurs. Les étudiants eux-mêmes, préparant leur thèse, s’y trouvaient rapidement chez eux ; aujourd’hui dispersés aux quatre vents des cieux, ils se souviennent certainement avec gratitude du maître qui les guida dans leurs recherches bibliographiques.
Lors des fêtes du Jubilé universitaire, il avait accepté de recevoir les hôtes de notre haute Ecole dans sa belle propriété du Vallon ; il avait facilité le travail des commissions par des dons aussi anonymes qu’importants. C’est avec raison que cet ami de l’Université avait été nommé président honoraire de la Société académique. »

Le professeur Emile Yung, dont l’œuvre scientifique multiple et variée a largement contribué au renom de notre Université, est surtout connu dans le monde savant, autant à l’étranger qu’en Suisse, par ses travaux sur la physiologie, l’anatomie et la psychologie des animaux, ainsi que par ses belles expériences en vue de déterminer l’action du milieu physicochimique sur le développement des organismes.

Né en 1854, docteur ès sciences de notre Université en 1879, nommé successeur de Carl Vogt à la chaire de zoologie et d’anatomie comparée en 1895, il a joué un rôle marquant dans l’enseignement supérieur à Genève et a beaucoup développé notre Institut de zoologie. Ses travaux, dont plusieurs demeurent classiques, lui ont valu d’être lauréat de notre Université (Prix Davy) en 1883 et lauréat de l’Académie des sciences de Belgique en 1886, puis d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur et, en 1914, membre correspondant de l’Institut de France.

La Société académique a perdu en lui un ami dévoué avec lequel votre Comité eut toujours d’excellents rapports, notamment en ce qui concerna la direction et l’utilisation de notre bateau l’Ed. Claparède, au moyen duquel Yung avait entrepris une étude systématique approfondie de la biologie du lac de Genève. Il se rendait à Lutry, port d’attache Claparède, le 2 février 1918, lorsque, sur le perron de la gare, la mort enlevait à la science, à Genève sa famille, cette intelligence remarquable.

En terminant, formons les vœux les plus sincères pour la prospérité de la fille de notre vieille Académie, pour qu’elle retrouve l’influence libératrice démocratique qu’eut celle-ci sur le monde du seizième siècle. Noblesse oblige ! Que seraient devenus ce pays, ravagés en ce moment par une sanglante révolution, dont la jeunesse venait assouvir chez nous sa soif de science, si nous avions pu lui inculquer l’esprit qui, pendant longtemps, permit à Genève d’être l’école de la démocratie ?